Les extractions fatales du Duch en confession filmée

Vous le verrez faire sa gymnastique matinale sur une de ces musiques populaires un peu aigre mais très douce à la fois comme souvent en Asie. Vous le verrez manger mais n’osant pas toutefois lancer un «Bon appétit Monsieur !» en français, langue qu’il possède assez bien quand il s’agit de montrer l’étendue de sa culture.

Vous le verrez souvent relever la tête légèrement de biais, dardant son regard vers le haut, à quarante cinq degrés environ au dessus de son interlocuteur, comme pour y chercher un hypothétique point d’appui d’où élever un peu le débat.

Vous l’entendrez parler des couleurs qu’il a modestement introduites sur ces registres proprement tenus où étaient consignées avec soin les souffrances de femmes, d’hommes, d’enfants.

Le noir, interrogatoire en cours. Le bleu, interrogatoire réalisé, en cours d’analyse. Le rouge, fin de la phase interrogatoire, «extraction», terme signifiant la mort.

Il tentera comme l’ont toujours fait les «fonctionnaires de la terreur», du moins les quelques rares qui furent jugés et par conséquent obligés de tenir un discours sur leurs actes, de tirer ça et là quelques fils biographiques qui puissent expliquer, rendre compte. En vain, rien d’autre ne brille dans ce ramassis d’expériences avilissantes que du quelconque, de l’ordinaire.

De ses lectures de Mao dans sa jeunesse à son fier engagement au service de la révolution, n’émergent que soumission, extrême docilité, terrible aveuglement.

Eduqué, il le fut pourtant, jusqu’à obtenir un baccalauréat, comme souvent ses pareils. Klaus Barbie avait lui aussi «fait ses humanités», latin, grec.

Il citera de mémoire, en français, avec préciosité «La Mort du Loup» d’Alfred de Vigny. Mais, mauvais lecteur s’identifiant à contre sens, il ignorera que son cas relève plutôt de Jean de la Fontaine, «Le Loup et le Chien», plus particulièrement du deuxième personnage. Le loup «vit le col du chien pelé». Le loup prit la fuite sans demander son reste. Mais le chien, lui, resta à son collier. Collier dont l’un des noms, en ce XXème siècle, si riche en la matière, fut la dictature du prolétariat.

Du collier au rouage d’une machine à tuer, il dira la mécanique de l’Angkar, l’organisation révolutionnaire cambodgienne. Il racontera l’inénarrable, toujours changeant, dans la définition de son rôle. Tantôt l’intellectuel, le secrétaire du parti placé à la tête d’une prison d’extermination, tantôt l’exécutant, le subordonné aux ordres, lui même menacé, victime sur laquelle le piège s’est refermé.

Il tentera quelques avancées défaillantes du côté de la psychologie sans doute pour rendre ses mensonges plus présentables. Il expliquera avoir choisi son équipe parmi les paysans incultes, classe selon lui docile au meurtre, contrairement aux intellectuels plus réticents à la besogne. Il soulignera que personnellement il préférait ne pas voir, ne pas assister à certaines scènes.   

Il se montrera capable de subtiles nuances, démontrant que la prison dont il avait la responsabilité, n’arrivait qu’à la dixième place dans le classement des lieux de détentions les plus meurtriers avec un peu plus de douze mille victimes.

Il rentrera dans les détails du «métier» indiquant qu’il était préférable de «s’occuper» des enfants séparément, prétextant pour les éloigner une vaccination par exemple, avant d’en finir avec leurs parents.

Il racontera les jours et les nuits sans dormir et ces photographies de détenus qui maintenant lui font peur. Il ajoutera que sa vie ressemble à ça désormais, un passé revenant au présent sans répit.

De sa rencontre avec le Dieu des chrétiens, en quelques sortes plus magnanime que celui des bouddhistes, il retiendra son pouvoir de pardon. Il ajoutera que si ce Dieu là existe bien, alors il lui a pardonné.

Kaing Guek Eav, alias «Duch» commanda la prison S21, un des camps de la mort du régime khmer rouge. Lequel se distingua par l’anéantissement de près d’un quart de la population cambodgienne. Premier haut responsable à devoir répondre de ses actes devant un tribunal cambodgien bénéficiant d’une aide internationale, il fut condamné à trente cinq ans de prison. Il a fait appel de cette décision. Il a été finalement été condamné début février à la perpétuité.

Après «S21 la machine de mort khmer rouge» qui mettait à jour la carte des procédés d’extermination du régime, Rithy Panh poursuit son travail de mémoire dans son dernier film «Duch, le maître des forges de l’enfer».

Le réalisateur a été lui même victime du régime, il a connu les camps khmers. Ses parents et une partie de sa famille y furent assassinés.

L’œuvre de Rithy Panh, notamment ces deux films, est difficilement qualifiable tant elle demeure puissante. Elle se situe du côté des grands blessés, ceux qui en réponse à l’extrême barbarie ont crée des chefs- d’œuvres, Primo Levy, Varlam Chalamov, Robert Antelme.

Affrontant à la fois ses propres souffrances, celles de la victime et du survivant, témoin dans sa chair requis par un devoir de mémoire, Rithy Panh se confronte dans le même temps à la suprême énigme du siècle passé, la récurrence d’un moderne penchant humain pour le meurtre industriel de masse.

 De mémoire, nous n’avions jamais vu soliloquer un bourreau pendant une heure et quarante trois minutes.

L’intelligence de Rithy Panh fut de le laisser parler. De le laisser à son discours avec tout ce qu’il contient, ses justifications, ses ruses, ses descriptions précises de détails techniques, ses bons mots, ses manipulations, sa franchise parfois.

Et ce discours, le discours du bourreau, est l’objet même du film. Il creusera peu à peu un espace vertigineux, un gouffre, un néant. Comme un envers du langage, un champ effrayant où les liens entre signifiant-signifié semblent avoir été détruits ou pervertis à tout jamais. Là se trouve peut être le véritable sens des propos d’Hannah Arendt au sujet d’Eichmann, l’impensable «banalité du mal». 

«Duch, le maître des Forges de l’enfer»

Un film de Rithy Panh./1h43

A noter aussi la parution de  «L’Elimination» de Rithy Pahn, avec Christophe Bataille. Grasset, 336 p. , 19 euros.

La bande-annonce sur Allociné.

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Une réponse à Les extractions fatales du Duch en confession filmée

  1. Bruno Sillard dit :

    La banalité du mal…
    Godard dans « Ici et ailleurs » au début des années 70, s’interrogeant sur la manière de filmer l’Holocauste, disait qu’il faudrait montrer les Nazis des camps, dans l’horreur de ce qu’ils étaient aussi: des fonctionnaires avec des problèmes de fonctionnaires, gérant dans toute la froideur administrative, l’indicible. On retrouve cette idée dans « La Shoah » de Claude Lanzmann. J’ai souvenir d’un responsable des transports expliquant comment la Reichbahn facturait les déprédations dans les wagons au Reich…
    Godard disait par ailleurs « les travellings sont affaire de morale ». Ce qui préfigurait tout le débat de « La liste de Schindler » et la volonté de faire une belle image…
    On pourrait épiloguer de même avec « La Déchirure » de Roland Joffé. On est plus dans le sujet.
    Bon je me tais.

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