La répétition

Ils sont une cinquantaine de tous âges. Tout à l’heure, dans la journée ils étaient à leurs métiers, à leurs vies. Ce soir, ils sont l’orchestre Paris-Rive-Droite. Ils arrivent tour-à-tour, déposent dans un coin, la mallette ou le sac, les instruments se mettent en piste. Beethoven prend place sur les pupitres.

Une répétition ordinaire avant un prochain concert qui sera donné à la Cathédrale arménienne catholique Sainte-Croix-de-Paris (*), fin juin. Beethoven, Wagner et Mahler en seront les invités. Comme à l’habitude, on peut s’attendre à ce que l’orchestre fasse église comble.

Elle, c’est la chef. Gaie, passionnée, elle s’appelle Aude Glatard, une professionnelle qui dirige sa bande, parfois séductrice, autoritaire aussi. Les instruments ne font pas encore musique commune, le basson chauffe ses bois, une contrebasse lui répond, les violons se réveillent, une drôle de cacophonie qui s’amplifie à mesure que les pupitres se règlent et les chaises  se calent.  Les retardataires se pressent, Un cor s’installe, il sera seul ce soir. Le métier du jour marque parfois sa préséance.

Photo: Bruno Sillard

La chef d’orchestre se perche sur son tabouret, sa partition devant elle sur le pupitre, c’est la deuxième symphonie. Un  geste, la baguette qui se lève, un mot et la cacophonie devient musique. Mais on ne réveille pas une symphonie de Beethoven comme ça. « C’est un peu précipité, il faut plus de profondeur. » Elle en appelle au maître. « Imaginez que le chef d’orchestre ici présent, soit Beethoven lui même, regardez-le, il est vouté sur sa partition, ses cheveux en bataille lui cachent le visage ». Joignant le geste à la parole, elle fait mine d’avoir une tignasse qui explose au dessus de sa tête. Comediante! Tragediante ! Puis elle se relève : « Tutti ! ». A-t-elle réveillé le fantôme du  compositeur ? La musique semble plus limpide. Pour moi, en tout cas, car les violons en prennent pour leur archet. « Vous n’écoutez pas assez Vous devez tous converger, ensemble.» Elle réunit ses mains au-dessus de sa tête, comme une forme de méditation. La baguette ferraille avec les notes, isole les violons, fend l’air vers les bassons, se met en garde face à une charge de contrebasses. A la fin de l’envoi, l’orchestre est dompté.

« Le  basson, un temps plus tôt. » L’instrumentiste défend sa partition : « Je suis le deuxième basson, le  premier n’est pas là, ce soir. » « Vous  pouvez faire le premier basson ? » Au loto de la partition, un nouveau numéro est lancé, un  nouveau « tutti » fédérateur qui donne naissance à un nouveau fragment de la symphonie.

Je suis assis prés des violonistes, impressionné par leurs regards profonds, figés sur la partition, ne s’autorisant à peine que de rares battements de paupières, le corps tendu au seul service de l’archet.

Au fond de la salle, dans un coin, d’énormes timbales en cuivre attendent orphelines. C’était à Budapest, on donnait l’Or du Rhin de Richard Wagner à l’Opéra. J’étais dans une loge au-dessus de la fosse d’orchestre. J’observais un percussionniste. Toute la soirée durant, il entrait et sortait. Il revenait à pas de loup, préparait ses baguettes, lançait le tonnerre, puis laissant Wotan se débrouiller seul avec ses Dieux, il repartait illico. Qu’allait-il faire ? Fumer, converser ? Je ne peux m’empêcher de penser à « To be or not to  be » d’Ernst Lubitsch quand l’amant profite de la tirade d’Hamlet pour rejoindre sa maîtresse.

La baguette me tire de mes pensées. « Les petites notes, ce n’est pas encore ça. Il vous faut les travailler chez vous avec un métronome. » Tiens il y a des petites notes ? Je n’ai pas le temps d’imaginer des « petites notes » baladeuses qu’un dialogue me renvoie au trompettiste. La chef de l’orchestre chante, sa voix est pure, un son, puis un autre. « Vous pouvez jouer cette note ? » Elle rechante une nouvelle note. Le trompettiste bricole les pistons de son instrument. « Voilà c’est mieux. »

Je n’entends pas de différence. Le fantôme de Beethoven l’entend-il de toutes ses oreilles ? La partition avait été distribuée aux musiciens, il y a quelques semaines. Ils l’ont déchiffrée chacun chez soi. Je pense aux voisins. Aujourd’hui, elle est là, déjà musique. La lumière du jour se réchauffe, elle tombe sur cette journée de printemps. Le coucher du soleil… Un jour, pour mon fils, un concert s’est arrêté. C’était il y a longtemps, on était parti écouter un concert de musique baroque en ce lieu magique qu’est la Sainte-Chapelle, ma compagne, mes deux enfants dont mon fils âgé de quatre ans et  moi. Seulement voilà, le chef de l’orchestre avait mis son veto pour les enfants en bas âge. Ma compagne est partie négocier, elle revint triomphante. Elle avait su trouver les bons arguments. Le concert s’est déroulé normalement. Mais vers les 19 heures, le chef fit signe à ses musiciens de marquer une pause, il se tourna vers le public: « Il y a dans la salle un petit garçon, très sage et je tiens à le remercier. Mais je sais qu’il n’est pas venu pour écouter de la musique mais pour voir ceci. » Il invita  alors l’assistance à se retourner. La rosace de la Sainte-Chapelle était toute embrasée du soleil couchant de cette belle soirée de printemps. Une vision rare qui enflamma toute la nef. Quelques minutes plus tard, le concert reprenait et mon fils s’endormit.

Les pages des partitions s’affolent. Les instruments jonglent avec les notes, la maîtresse des lieux marque le rythme avec sa voix. Bientôt la pause. Ensuite, un exercice plus difficile, une soliste professionnelle est invitée pour chanter des Lieder de Mahler ainsi que du Wagner. Elle n’aura qu’une ou deux répétitions pour se régler avec l’orchestre, en attendant, il lui faut travailler sans elle.

Je pars. Ils sont une cinquantaine, ils vont rejoindre leurs vies, leurs métiers, les instruments rangés et la musique au cœur.

(*) Orchestre symphonique Paris-Rive-Droite sous la direction d’Aude Glatard

Vendredi 22 juin 2012 à 20h30/Dimanche 24 juin à 17h30

Mahler (Kindertotenlieder) et Wagner (Prélude et Mort d’Isolde), avec la soliste Daïa Durimel.

En seconde partie, la symphonie numéro 2 de Beethoven.

Cathédrale arménienne catholique Sainte-Croix-de-Paris/13 rue du Perche (angle de la rue Charlot), 75003

( Métro Saint Sébastien-Froissart ou Rambuteau). Place 13 euros ou 10 euros. (www.parisrivedroite.com)

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