Vogue le Bibendum

C’est l’histoire d’un petit bonhomme Michelin, tout jauni par les années, qui s’ennuyait au fond d’un grenier. Se découvrant une vie intérieure tout comme les personnages de « Toy Story », il fit quelques essais de mouvements et bondit, de nuit, en dehors du carton où il végétait parmi des objets inertes. Il traversa un jardin bordé par une petite rivière et songea que c’était là, sur l’eau, le meilleur moyen de voyager vu que ses articulations en plastique ne lui donnaient tout de même pas la souplesse et la vélocité d’un athlète.

Conditionné par son atavisme, il chercha du regard, sur le bord des deux rives, un vieux pneu qui aurait pu lui servir de bouée de dérive, mais il n’en trouva point. Et puis il vit, jonchant le sol, un bateau en papier confectionné tôt dans l’après-midi par un petit garçon qui s’appelait Florent.

Grâce à la chaîne qui faisait de lui un porte-clés, il put haler l’esquif jusqu’à l’eau et, sans plus de manières, se hissa dedans. Cette histoire est tout à fait vraie. La rivière qui l’emmenait s’appelle d’ailleurs la Louette et son cours mesure près de 7 kilomètres avant de se jeter dans la Chalouette laquelle tire jusqu’à la Juine, elle-même affluent de la Seine.

La Louette. Photo: PHB

Ce qui fait qu’après quelques péripéties dues aux franchissements de moulins et de divers barrages, le petit bonhomme Michelin fut très impressionné en passant sous le pont Mirabeau, ouvrage inscrit à l’inventaire des monuments de la poésie et couvé de près par l’Unesco. Des notions en l’occurrence gigantesques et donc inconnaissables pour notre petit bonhomme lequel, nauséeux, se tenait le ventre sous l’effet des creux et des tourbillons qui enserraient les piles de ponts. Son grenier était bien loin maintenant et l’envie de pleurer le saisit, mais il lui manquait le mode d’emploi.

Lorsqu’il quitta l’estuaire de la Seine, bien plus tard, il aurait pu se croire en montagne tant l’écart entre la crête et le creux des vagues était immense à ses petits yeux noirs. La Manche avait adopté ce fol esquif et s’était fait un devoir maternel de passer le relais à l’océan Atlantique qui prit le bonhomme Michelin en charge comme un cargo l’aurait fait d’une épingle.

Quand il arriva en Amérique le Bibendum n’avait toujours pas le pied marin mais il avait pris goût au sel et son cœur battait avec le même son sourd qu’une salle des machines dans un paquebot transatlantique.

Les courants l’avaient porté à l’intérieur des terres. Il échoua sur une rive grise sans qu’il ait besoin d’attacher son bateau que le sel séché avait rendu plus rigide. Il discernait à travers les roseaux ce qu’il est convenu d’appeler un « honky-tonk », soit un genre de bar avec divertissement musical. De la rive il entendait les consommateurs qui riaient fort.

Il entendit un gémissement derrière lui, presque un murmure et découvrit sur le sol une serveuse, porte-clés comme lui, dont le corsage était oh oh, suffisamment ajouré pour laisser voir sa peau en plastique dans les beiges et dans les jaunes. Notre Bibendum n’avait pas la capacité des émois devant une femme. Néanmoins il la trouva jolie et s’assit près d’elle dans le but de la réconforter. Ils s’endormirent si près l’un de l’autre qu’au matin leurs chaînes étaient emmêlées.

Il lui parla de ce qu’il avait vécu après qu’elle lui ait raconté sa lassitude d’être accrochée au tableau du bar parmi toute une collection de porte-clés offerts par les clients au patron. Elle s’était enfuie.

Le Bibendum qui éprouvait des regrets à être parti sans un mot lui proposa de l’emmener en France et la jeune femme qui s’appelait Candy accepta. Ils se couchèrent l’un et l’autre au fond du bateau et attendirent le jusant qui les projetterait bientôt dans le grand océan lequel n’en était sûrement pas à une navette près. L’océan échangea plus tard avec la Manche une œillade complice, Manche qui les déposa dans l’estuaire de la Seine avec un baiser déposé, puis soufflé sur le bout des doigts.

Il fallut refaire le trajet fluvial en sens inverse ce qui n’était pas facile mais ils furent aidés en cela par un poisson canadien qui ne frayait jamais autre part que dans la Juine. « The place to way through » leur dit-il en anglais car il était de Toronto.

De retour dans la Louette, ils finirent par débarquer à Saint-Martin d’Etampes. C’était la nuit et ils firent attention de ne réveiller personne en grimpant les marches jusqu’au grenier. Ils tombèrent enlacés dans le carton que le petit bonhomme avait quitté quelque temps plutôt. J’ai vérifié, le week-end dernier ils y étaient toujours, allongés sur une boîte métallique de tabac Capstan et à côté d’un vieux tube d’élixir parégorique.

 

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11 réponses à Vogue le Bibendum

  1. Catherine dit :

    quel délice la lecture de ce petit conte avant de démarrer la journée! merci

  2. Une nouvelle jubilatoire, très joliment écrite, bravo.

  3. Bruno Sillard dit :

    Je me souviens des collections de porte-clefs affichées dans le bar.
    Je me souviens d’un Bibendum casse-tête chinois.
    Je me souviens d’un porte-clef Renault 8 qui est devenue ma première voiture…

  4. A.karam dit :

    Un vrai voyage!
    Merci pour cette histoire si différente, et si bien racontée.

  5. jmcedro dit :

    Faisons court (mais ferme) : suite exigée…

  6. Marie-rose dit :

    Mais quel talent!
    je me vois déjà une Candy projetée par le courant de cette belle et douce rivière vers de nouvelles rêveries. Avec un aussi bon résultat, n’hésite plus à revenir nous revoir plus souvent!

  7. Gilles dit :

    Si ce conte merveilleux n’était si bien écrit, je dirais bien que tu as abusé de l’élixir parégorique. Mais non, c’est juste beaucoup de finesse et d’élégance.

  8. Joëlle Hache dit :

    On se prend à rêver d’être une femme « porte-clés » et de rencontrer ce petit homme tout en rondeurs qui pourrait nous mener vers des greniers pleins de vieux livres à l’odeur de poussière… Bravo !
    JH

  9. guillemette dit :

    Trop mignon ce conte ! J’adore !

  10. Masson Françoise dit :

    Merci pour ce conte si bien tourné. Encore, encore !

  11. Frédéric MAUREL dit :

    Effectivement, et quoique enfantin, c’est un conte charmant/eur. Merci.

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