Une suite espagnole: Les années zéro

L’Espagne n’existe-t-elle qu’au hasard des dictatures? Le «Don Quichotte» de Cervantes commence par ces mots: «En un lugar de la Mancha de cuyo nombre no quiero acordarme (…). Soit: Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom (…). » Une première ligne qui revient souvent, un peu comme un résumé de l’Espagne, à l’image d’un Don Quichotte en quête jusqu’à l’absurde d’un idéal que seul l’Espagnol pourrait comprendre.

L’Espagne du XVIIIème s’était endormie au son des gréements des galions qui ramenaient l’or des Amériques. Seuls à Salamanque, les théologiens débattaient gravement sur le sexe des anges. Et l’étudiant qui sortait de cette prestigieuse université après avoir médité 24 heures dans un cabinet sans lumière devait tuer un taureau avec le sang duquel il dessinait sur le mur son blason. Espagne année zéro.

Napoléon pensera-t-il la réveiller en lui offrant son Code civil, les principes de notre Révolution et la grandeur des Aigles de l’Empire. En guise de réponse, iI découvrit alors qu’il avait réveillé un peuple espagnol et avec lui, son cortège de démons.

L’Espagne de la fin du XIXème et du XXème siècle sera déchirée par les guerres Carlistes, noyée dans ses révolutions, ensanglantée par la guerre civile et pourtant elle n’aura jamais été autant Espagne. Espagne de Goya, Gaudi ou de Dali, Espagne du Guernica de Picasso, Espagne de Garcia Lorca, mais aussi celle d’Hemingway.

Cervantes. Photo: Les Soirées de Paris

Mon Espagne a dû naître des pages d’Arènes Sanglantes de Blasco Ibanez, quand les corridas sont devenues des histoires d’hommes. Née aussi de Buñuel, sans savoir si c’est celui du «Chien andalou» ou de «Tierras sin pan.  Peut-être est-ce d’ «Andaluces de Jaén» de Paco Ibanez qui chante de temps en temps dans ma mémoire. Je me souviens de cette route au travers des hauts plateaux andalous entre Séville et Ronda où j’ai enfin osé lui parler seul à seul.

Curieux destin de cette péninsule survivante du fascisme des années vingt ou trente et tolérée après-guerre pour raison de neutralité bien venue pendant les années noires de l’Europe.

Madrid 1951, des années zéro déjà un peu miennes bien que je ne fusse pas né, l’année zéro du voyage de noces de mes parents. Ils s’étaient arrêtés à San Sébastian. Deux gardes civils ont déboulé sur la plage leurs intimant de se rhabiller immédiatement. Il avait un maillot et non un short, elle un deux pièces qui cachait le nombril selon le code pudibond du cinéma américain. On leur préférait les caleçons de coton qui mouillés laissaient tout transparaître. Il leur fallut plus de 24 heures pour arriver en train à Madrid, le temps de ne pas apprendre à rouler des cigarettes bien qu’il n’y avait que ça, mais il ne leur fallut que quelques secondes pour qu’ils soient saisis par l’odeur de friture rance qui flottait dans les ruelles du quartier populeux de la Puerta del Sol. Dans les restaurants, on ne servait pas de pain qu’il fallait acheter dans les rues madrilènes, présenté sur des étals de fortunes et seulement protégé par des torchons. Et si dans les restaurants il était surtout servi des œufs frits avec des petits pois, seuls de rares étrangers s’y retrouvaient à huit heures du soir. La clientèle locale se retrouvera entre elle, à dix heures passées.

Manolete avait révolutionné la tauromachie en la rendant esthétique. Islero l’arrêta à jamais d’un coup de corne. Quatre ans déjà, et sans que personne ne le sache il avait ouvert la porte du toril à El Cordobes et aux corridas pour touristes fauchés s’imaginant être riche à pesetas. Il n’y a plus de châteaux en Espagne mais des Paradors, palace pour riches touristes et quant aux côtes, leur avenir sera celui du béton sauvage.

Photo: Les Soirées de Paris

Je me souviens des énormes langoustes en Galice et du dessert de fruits au sirop que la serveuse sortait de la boîte en fer blanc avant de jeter celle-ci sur les rochers, par-dessus la terrasse. C’était aussi ce paysan reconvertit infirmier de plage et vendeur de bocadillos qui avait proposé à mon père de me laisser rester avec lui.
On ne demandera plus au jeune couple de vingt ans son livret de famille comme sésame à une chambre double dans l’hôtel. Depuis l’Espagne est devenue celle de la Movida madrilène, des boîtes de nuit des Baléares ou des Ramblas de Barcelone, la bonne élève de l’Europe économique était-elle enfin née des noires années de la dictature franquiste?
Trop de béton tue le béton et les banques ont fait leur œuvre.

Y a-t-il encore une Espagne, s’il n’y a plus de langue ? Y a-t-il encore une Espagne, face à une Catalogne arrogante, un Pays basque victorieux, une Galice suiviste, une Andalousie cultivant l’art d’être pauvre et une Castille regrettant la fortune d’Isabelle ? «En un lugar de cuyo nombre no quiero acordarme, era un pais llamado España…» ( Dans un lieu dont je ne veux pas me rappeler le nom, il y avait un pays qui s’appelait l’Espagne.)

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6 réponses à Une suite espagnole: Les années zéro

  1. Frédéric MAUREL dit :

    touchant / merci

  2. chemla dit :

    A la lecture de ce touchant billet, j’ai ressenti la même sensation qu’à la lecture de « limonov » d’emmanuel CARRERE.

  3. Joëlle Hache dit :

    Très beau, ce cours d’histoire…. je viens d’écouter « Andaluces de Jaén » de Paco Ibanez avec beaucoup d’émotion et ai ressorti un vieux vinyle « la poésie espagnole » mise en musique et chantée par Paco
    Merci
    Joëlle H

    • Bruno Sillard dit :

      Merci, merci, Je dois vous dire que ce poème a été écrit par Miguel Hernandez, un poète, républicain pendant la guerre civile et mis en musique par Paco Ibanez.
      « Andaluces de Jaén, Aceituneros altivos decidme en la alma, ¿quién, quién levantó los olivos ? No los levantó la nada, ni el dinero, ni el señor, sino la tierra callada el trabajo y el sudor… »
      « Qui donne les olives, ni la richesse ni le maître mais la chaleur de la terre, le travail et la sueur »

  4. Jérôme Ricateau dit :

    C’est toujours un plaisir de te lire Bruno! Merci.

  5. jmcedro dit :

    Cher Bruno, cette bonne lecture m’a donné envie de rouvrir Voyage en Espagne (sous-titré drôlement Tra los montes, sic…) de Gautier, ouvrage que j’ai la chance de posséder en édition toute fin 19e (je précise cela parce qu’elle,même si elle tombe en lambeaux, son toucher, sa tenue son odeur sont déjà un départ…). On y trouve, outre les réflexions pas si obsolètes de l’homme au gilet rouge, des chemins, des églises, des paysages variés, sol y sombra, des tableaux et même des femmes…

    « Il y a quelques semaines (avril 1840), j’avais laissé tomber négligemment cette phrase : « j’irais volontiers en Espagne! »…

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