Mémoires d’un ange sale

Un paradis trompeur. La couverture du livreEntre le paradis et l’enfer, la marge est étroite.  Henning Mankell en fait l’impitoyable démonstration alors qu’il explore et oppose sans pitié chaque instant de bonheur et d’horreur que traverse son étrange héroïne à qui il fait changer trois fois de nom en 375 pages.

«Le paradis trompeur» est le dernier roman traduit de cet auteur prolixe et prolifique qui navigue du roman policier au théâtre en passant par les livres pour la jeunesse et même le théâtre. Toute la puissance de son talent réside dans sa capacité à créer, dans chacun de ses livres, une alchimie captivante entre un personnage central qui happe progressivement le lecteur et un environnement dont l’étrangeté provoque un effet de sidération totale.

Hors de la très bonne série des Wallander à laquelle Mankell a su habilement mettre fin avant que le héros récurrent n’habite le livre de trop, «Les chaussures italiennes» (éd. Seuil, 2009) avaient déjà laissé leurs empreintes bien au-delà du cercle des traditionnels amateurs de polar. L’impact de ce  «paradis trompeur» est de la même veine… à tous les détails près : si les premières pages sont gelées dans les poils glacés d’une couverture de fourrure puante, c’est pour mieux se fondre ensuite dans la fange d’un bordel du Mozambique où le racisme du tout début du 20ème siècle sert de règle de vie à toute une population de colons veules et corrompus. L’atmosphère de cette colonie portugaise, livrée dans des détails sordides, est nauséabonde.

Hanna Rendstrom débarque à Lourenço Marques après que les hasards de la vie  l’ont successivement faite domestique chez un riche commerçant dans une quelconque ville portuaire suédoise, cuisinière à bord d’un rafiot qui fait cap vers l’Australie en rêvant de croiser des icebergs, puis trop vite veuve d’un marin qui lui avait fait connaître, à 20 ans, ses premiers moments de douceur. Sans le choisir, elle s’installe dans un bordel «haut de gamme», tenu de main de maître par un Blanc intraitable mais pas seulement. Traitée comme une cliente ordinaire d’un hôtel ordinaire, elle y côtoie les prostituées noires, y découvre les barrières insurmontables entre colons assurés de leur supériorité et Africains réduits à un tel état de soumission que même Carlos, le chimpanzé du tenancier, y est traité avec plus d’égards. Ca pourrait être Bécassine au temps des colonies. Mais Hanna y nouera les fils de son destin.

"Un paradis trompeur". Des extraits du livre sont disponibles en ligne. Photo: PHB

« Un paradis trompeur ». Des extraits du livre sont disponibles en ligne. Photo: PHB

En devenant Ana Branca (la Blanche), elle semble d’abord tétanisée par le mépris violent qu’elle déchiffre dans chaque comportement. Tétanisée, elle l’est encore plus lorsqu’elle se surprend, plus tard, à adopter les codes de ces colons qu’elle n’aime pas : elle aussi gifle une domestique ; elle aussi insulte ; elle aussi piétine. Mais elle se rassure sur cette dérive parce que personne ne lui a laissé le choix : lorsqu’elle a essayé de tendre la main à Felicia, une prostituée noire dont elle s’est crue proche, elle a été rejetée. Nulle prostituée n’a besoin de sa compassion. Parce que la compassion ne rapporte rien pour nourrir les bouches d’une famille. La communauté noire lui ordonne de rester à sa place de Blanche, riche, propriétaire et bientôt tenancière elle-même du bordel chic de Lourenço Marques. Oui, entre-temps, Ana s’est mariée avec le propriétaire. Lui aussi, comme le marin, a trépassé sans préavis.  

A chaque tournant de sa vie africaine  – son premier mariage, son veuvage – comme à chaque événement dont elle est le témoin – un meurtre, une révolte – Ana s’interroge sur sa place à elle dans cet univers de la confrontation ouverte ou masquée qui cadence la vie de la colonie. Doit-elle rester ? partir ? vers où ? à quelle communauté appartient-elle ? appartient-elle d’ailleurs à une de ces communautés ? sera-t-elle toujours rejetée quel que soit son choix ? Ana ne sait pas trancher. Elle avance portée comme un bouchon par les flots. Et puis, dans un sursaut, passe à l’action avec témérité et se retrouve vite terrassée. Au milieu de ce racisme qui ne tolère que le manichéisme, Ana finit par sombrer. Le chaos final qu’elle endure avant de s’enfuir hésite entre le tragique de la mort, le sordide de la corruption et le sentimental d’un coup de foudre auquel il serait vain de promettre un lendemain. Ana Negra disparaîtra dans l’Afrique du Sud voisine, au milieu d’une impensable fête fitzgeraldienne. Personne ne retrouvera sa trace, sauf bien plus tard Henning Mankell. Ana a bel et bien existé. Henning Mankell lui a inventé une vie. D’autant plus palpitante qu’il ne cherche pas à en faire une militante de l’anti-colonialisme, ni une égérie politique, mais juste une femme qui veut vivre.

Si l’on devait avoir un seul regret, ce serait le choix du titre de la traduction française : à aucun moment, il n’est question d’un paradis qui ne tiendrait pas ses promesses. Le titre suédois « mémoires d’un ange sale » dit mieux l’atmosphère poisseuse d’une peur et d une haine partagées par chacun des protagonistes.

 

Henning Mankell. Un paradis trompeur. Ed. Seuil. 2013

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Une réponse à Mémoires d’un ange sale

  1. Philippe Bonnet dit :

    Cela donne très envie de l’acheter. PHB

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