Sans couvercle ni fond

Illustration: Les Soirées de ParisSon cerveau génial l’avait emmené bien au-delà des limites atteintes par la plus ancienne des sondes spatiales, ce qui pour un vieil astrophysicien comme lui, n’était pas rien. D’ailleurs qui pouvait encore parler de limites. Ce qu’il voyait était creux, silencieux, sans parois, juste un peu sombre peut-être, comme un clair-obscur. Il fallait absolument qu’il téléphone sa découverte à l’un des rares confrères qui l’écoutait encore.

Antoine avait fini par se mettre au banc d’une science dont il jugeait la pensée par trop totalitaire. Au début il s’était plié à une loi édictée par le milieu (un terme vraiment adapté en l’occurrence) consistant à réfuter toute notion d’infini. Quant cette notion avait l’air de pointer le bout de son nez au hasard d’une équation, il se trouvait comme les autres dans l’obligation de refaire la formule de calcul jusqu’à retrouver un résultat attestant d’un univers fini.

Un jour il avait fait la connaissance d’un confrère allemand qui lui avait dit tout haut ce que d’autres pensaient tout bas, que la matière était constituée de trois phases, un avant, un pendant et un après, que l’ensemble formait un arc infini et que ceux qui pensaient le contraire, faute de preuve expérimentale, étaient des pétochards, des moutons qui aimaient rester groupés pour se tenir chaud.

Antoine n’était pas aussi radical mais il aimait caresser cette idée qui lui était d’une certaine façon familière à travers le plaisir vraiment sans fin qu’il éprouvait à se plonger par exemple dans le monde de la peinture. L’un des artistes qui le fascinait était Piet Mondrian. Antoine pensait que cet artiste avait effectué une sortie de route intellectuelle gagnante en s’éloignant de ses amis cubistes et qu’il avait poussé très loin son idée de juxtaposer des figures géométriques colorées ou non, allant jusqu’à proférer en 1926, qu’une « peinture plane dans le plan ». En quelques mots il avait tout dit.

Ses doutes avaient peu à peu éloigné Antoine de ses confrères dont certains allaient identifier les rayons cosmiques à haute énergie sur différents plateaux terrestres. Il avait toujours pensé que ce métier était une chance extraordinaire et, malgré des caractères aussi complexes qu’affirmés, il aimait bien ses coreligionnaires lesquels pourtant, ne lui rendaient guère.

Du reste la faculté qui l’employait encore pour ses travaux de recherche ne lui demandait plus de comptes depuis bien longtemps. Elle se contentait de le payer chaque mois en tablant sur un départ à la retraite proche. Un ou deux courriers par an suffisaient à maintenir un lien que personne ne cherchait ni à rompre ni à renforcer. Son administration était bienveillante eu égard aux services rendus.

Antoine s’était définitivement replié sur le plateau Millevaches, lieu isolé et sauvage dont il aimait ce qu’en disait en 1908 le géographe Onésime Reclus (1) : « Le nom singulier de Millevaches, digne de la Suisse pastorale et laitière, vient probablement d’un calembour involontaire ; d’un très vieux terme quelconque d’une langue quelconque jadis parlée sur notre sol par une nation quelconque anéantie depuis… ».

A sept cents mètres d’altitude environ, il logeait dans une de ces constructions typiques en granit dont nulle tempête ne pourrait jamais venir à bout. La maison se situait à l’extrémité d’un tout petit village en forme d’épingle à nourrice avec un milieu campé par une église et un habitat périphérique. Sauf l’été, la localité n’était plus habitée que par des vieux qui attendaient avec une philosophie très simple l’heure de la fin.

Antoine jouissait d’un environnement très pur. Il avait disposé trois paraboles dans le jardin dont il réceptionnait et analysait les mystérieux messages sur son ordinateur. Un télescope de la taille d’un petit canon lui apportait la distraction qu’il trouvait autrefois dans les rues de la ville ou dans les bras des filles. Désormais il ne fréquentait plus que les échos fossiles, autrement plus accommodants, quoique d’un usage assez différent.

Par réflexe et donc pas forcément comme ceux qui s’intéressaient comme lui à la distribution de la matière dans l’espace, il n’était pas « finaliste », considérant mais sans preuve qu’un monde avec contours procédait d’une vision vaine sinon idiote.

Mais une nuit Antoine l’a vue, de haut. D’où son impatience à vouloir se saisir d’un téléphone pour appeler un de ses collègues. Une grosse masse comme un filet de pêche et d’aspect phosphorescent qui ondoyait sous ses yeux. Elle était l’univers tel que récemment calculé et projeté en trois dimensions par ses amis scientifiques. Comme il la voyait, elle avait l’air à la fois calme et dangereuse comme s’il était porteuse d’un système d’autodestruction ou sous la menace d’une loi confuse.

C’était incroyable de voir tout ça et plus encore ce vide apparemment absolu comme un écrin sans parois, ni couvercle ni fond. Il voulut parler mais aucun son ne sortit de sa gorge ce qui était logique puisqu’il n’y avait pas d’atmosphère.

Au sein du Centre Hospitalier Universitaire Dupuytren de Limoges, l’interne de service en neurologie écrivit sur son bloc que le patient Antoine X, venait d’atteindre un coma de type IV. Ce qui ne l’empêcha pas d’introduire une pièce dans la fente du distributeur qui lui servit un café pas terrible mais justement très réel.

 

(1) Wikipédia

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