Bangkok « serial » lecteur

Vieille carte de l'Indochine. Photo: Les Soirées de ParisL’endroit n’est pas secret mais discret, presque dissimulé, accessible seulement à ceux qui le méritent. Niché au cœur de l’enchevêtrement de verre et de béton du quartier des affaires de la Bangkok moderne. Au fond d’une impasse où le bruit et la fureur des grandes artères voisines et du métro aérien ne sont plus que murmures lointains, une grille blanche banale, et un modeste panneau qui, lui, l’est moins : « Librairie du Siam et des Colonies »… Instantanément, l’imagination se met en marche… le Siam… les Colonies… l’esprit s’emballe, ressuscitant des lectures de jeunesse, des histoires de voyages, de paquebots des Messageries maritimes, d’aventuriers, de planteurs cherchant, et trouvant parfois, la fortune, de chaleurs moites et débilitantes, d’épouses délaissées ou absentes, de « congaïs », de brumes d’alcool et d’opium…

Une librairie française à Bangkok ? «La seule s’agissant de livres anciens» corrige le maître des lieux, une pointe de fierté dans la voix. Librairie ? Un peu. Mais pas seulement. Bibliothèque et cabinet de lecture aussi. Car si on peut ici acquérir des ouvrages, d’autres sont là pour être consultés, feuilletés par tous ceux qui, comme François Doré, le fondateur et animateur de ce lieu hors du temps, se consument de passion pour l’épopée indochinoise française. Et ils sont nombreux. Ici, au milieu des 13.000 titres amoureusement amassés au fil des ans par François Doré, dans une ambiance « cosy » façon club anglais version tropicale, de bois exotique et de nuances safran (la couleur de la sagesse pour les bouddhistes…) se croisent des universitaires, des libraires, des chercheurs, des journalistes, des romanciers venus des cinq continents. Un endroit où on ne serait à peine surpris de croiser John Le Carré un livre à la main (hélas, il ne quitte plus guère sa retraite de Cornouailles).

L’adresse de la Librairie du Siam et des Colonies s’échange et circule entre connaisseurs comme celle d’un bon restaurant entre gourmets ou un bon tuyau boursier entre initiés. Et de toute façon, ici, les curieux, les béotiens, les touristes égarés ne se sentiraient pas à leur place. Mais les visiteurs indésirables sont rarissimes car, hormis la discrète plaque,  rien, de l’extérieur, n’indique la présence de ce temple de la connaissance sur l’Indochine.

Affiche de l'époque coloniale.Source BnF Gallica

Affiche de l’époque coloniale. Source BnF Gallica

Libraire, bibliophile, amoureux passionné de l’Asie du Sud-Est où il s’est installé il y a 35 ans, François Doré aime aussi raconter des histoires. Pour peu que ses autres activités professionnelles lui en laissent le temps, et qu’il sente brûler chez son interlocuteur la même flamme qui l’anime, il peut se poser dans un recoin pour vous narrer avec force détail les mésaventures indochinoises de Malraux, se lancer dans une explication de texte d’un roman de Jean Hougron, vous conseiller la lecture du « Roi lépreux » de Pierre Benoît avant d’aller visiter les temples d’Angkor, argumenter sur la meilleure traduction de l’envoûtant « Burmese days » de George Orwell (qui n’a pas écrit que « 1984 » et « La ferme des animaux…) ou encore évoquer avec enthousiasme Jacques Chardonne et Henri Fauconnier, les écrivains et amis de sa Charente natale.

De la Charente à Bangkok, la route n’est pas directe. Après des études de journalisme, François Doré a soif d’aventure et de reportages lointains. Au début des années 70, la guerre du Vietnam fascine ou révolte la jeunesse du monde entier. François veut aller voir sur place. Direction le Laos, base arrière du Vietcong… Le virus indochinois ne le quittera plus. Un diplôme de Langues O plus tard, il fait de la Thaïlande sa nouvelle patrie. Elle l’est toujours aujourd’hui.

Prendre François Doré en défaut sur la bibliographie asiatique relève de l’exploit. De sa thébaïde littéraire, il sait tout. Où se trouve chaque ouvrage, le sujet, l’auteur. Posez-lui une question et il lui faut quelques secondes pour parcourir les rayonnages et extraire les titres de références. Car ces livres – « ses livres » -, il ne se contente pas de les mettre à disposition ou de les vendre, il les lit. « Serial lecteur », il vous assurera qu’il les a tous lus. Et quand on connaît sa passion pour l’écrit, on peut le croire. Bon sang ne saurait mentir ; chez les Doré, on a le papier dans la peau et depuis des générations : sa famille est toujours propriétaire d’un moulin à papier proche d’Angoulême qui fournissait naguère la Cour des rois de France.

Vue de Bangkok en 1891. Source Gallica/BnF

 

 

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4 réponses à Bangkok « serial » lecteur

  1. Bruno Sillard dit :

    Un voyage inattendu comme je les aime!

  2. Steven dit :

    L’architecture coloniale notamment a laissé de très belle choses. Le mauvais côté des colonies a heureusement disparu. En tout cas j’admire la résistance des libraires et de celui-ci en particulier. Si jamais on fait escale à Bangkok comment le trouve-t-on. S.

    • Pascal dit :

      44/2 Sukhumvit soi 1
      Bangkok 10110

      … ça, c’est l’adresse! Après, il faut trouver… Je ne suis pas certain qu’un GPS soit utile… et puis il y a le plaisir de chercher dans la jungle urbaine de Bangkok cette petite oasis hors du temps.
      Une fois qu’on a identifié le quartier de Sukhumvit, on peut y aller en prenant le « Sky train » (BST), station Ploen Shit, sortie 3. La soi (impasse ou ruelle selon les cas) 1 se trouve à quelques dizaines de mètres sur la gauche. Et dans la soi 1, prendre à droite au coin du Seven/Eleven, la librairie se trouve au fond de la ruelle à droite. Finalement, ce n’est pas si compliqué; il faut juste avoir envie!

  3. Marie J dit :

    Superbe papier, bravo et khorbkhunka

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