Civilisation en péril

Illustration: Philippe BonnetL’énervement l’avait conduit à quitter la côte adriatique et à s’enfoncer rageusement dans cette campagne italienne vallonnée qu’il ne connaissait pas et que  l’on disait jolie. Il y a des disputes conjugales qui peuvent ainsi déporter un homme assez loin, le temps que la colère s’apaise. Et à force de rouler sans autre but, il avait fini par garer sa voiture anglaise sur le bas côté d’une route déserte. Il avait claqué la porte de sa voiture avec toute la force qui lui démangeait les avant-bras et allumé une cigarette puis une seconde, qu’il consomma plus calmement que la première.

Il faisait chaud mais la température était rendue supportable par un vent suffisamment fort pour créer des farandoles de feuilles mortes et détritus divers. Luciano avisa les flots tentants d’une rivière qui coulait en contrebas et décida d’aller s’y rafraîchir.

Il avait toujours aimé les rivières. Son métier consistait davantage à fréquenter les salles de réunions climatisées mais sur le bord d’un cours d’eau il se sentait plus à l’aise. D’instinct ses mains avaient l’habitude de chercher le joli caillou plat qu’il s’amuserait à faire ricocher d’une rive à l’autre.

Cet après-midi là la chance lui avait souri. Le sol près de la rivière était jonché de pierres rondes et plates et il s’adonna à son jeu favori jusqu’à la lassitude. Luciano se dit qu’il avait bien fait de prendre la route. Sa colère s’était dissipée. Le vent lui faisait onduler ses cheveux bruns. Il se sentait bien, il se sentait mieux.

Au point qu’il décida de gravir la colline qui lui faisait face. Il jugea qu’en un peu moins d’une heure il pourrait être à son sommet et éprouver avec un peu de chance un beau panorama du regard. Et ce fut avec joie enfantine qu’il franchit un gué naturel et put entamer l’ascension sans trop transpirer puisque le vent n’avait rien perdu de son intensité.

Avec l’agilité naturelle d’un citadin chaussé de mocassins (de belle marque), il arriva au sommet au prix justifié, après tout, de quelques griffures de ronces ou de houx. En haut, la vue dont il put jouir ne valait peut-être pas celle que l’on a au milieu des collines toscanes mais il jugea que c’était quand même pas mal, assez sauvage, avec peu de traces d’habitat.

Un autre plaisir chez lui était de regarder la course des nuages. Ceux-là étaient gentiment joufflus. Après avoir disposé son blouson sur le sol, il s’allongea pour les regarder plus à l’aise. Tant et si bien qu’il s’endormit.

Illustration: Philippe BonnetIl fut réveillé par le discret vrombissement d’une mouche à proximité de son oreille et s’étira réjoui avec l’idée qu’il était heureux. Il remarqua néanmoins que le vent était tombé, qu’il n’y avait plus de nuages et que la chaleur avait repris ses droits. L’envie d’une limonade ou d’une bière ou mieux d’un mélange des deux lui vint à l’esprit et il se leva en forme sur la simple perspective d’une terrasse ombragée pour lui tout seul et l’idée qu’il finirait bien par trouver son bonheur dans les alentours.

C’est à ce moment-là, à la faveur de l’arrêt du vent, que la petite mouche fut vite rejointe par un certain nombre de consoeurs qui se mirent à vrombir et à zonzoner autour de la tête de Luciano comme autant d’hélicoptères au-dessus d’un camp ennemi. Il commença par les injurier en rigolant puis par les injurier tout court en faisant force moulinets avec les bras pour les décourager.

Très vite l’agression devint infernale. Il s’était saisi d’une branche souple pour fouetter l’air tel un bretteur hystérique face à des fantômes mais dut en en prendre une seconde puisque chassées du coin gauche elles s’attaquaient à son flanc droit avec une prédilection très énervante pour ses oreilles et ses yeux. Elles le prenaient pour une vache.

C’est ainsi qu’il décida de prendre la fuite et de dévaler la colline dans l’autre sens aussi rapidement que s’il avait été poursuivi par un fauve. Cette course brutale lui procura un certain répit car il est bien connu des tireurs d’élite qu’une cible mouvante est plus compliquée à toucher qu’un homme immobile. Et ce n’était pas des mouches d’élite, juste des insectes sauvages, teigneux et voraces.

Il arriva en nage au bord de la rivière qu’il traversa en sautillant sur le même gué naturel qu’il avait emprunté dans l’autre sens, atteignit l’autre bord et, s’arrêta net. Un serpent venait de se dresser devant lui, peut-être à la hauteur de ses genoux et le fixait de ses petits yeux mauvais.

Ilustration du serpent dans un dictionnaire Larousse de 1930. Photo: PHBLuciano n’avait absolument aucune idée sur les serpents à part ceux croisés dans les films d’aventure. Ce qui lui laissait penser que celui-là était dangereux comme au cinéma. Comme il n’osait bouger, les mouches lui tombèrent dessus avec des vrombissements de triomphe intraduisibles, mais dont on imagine la teneur.

Quant au serpent, il finit par quitter sa pose figée intimidante pour commencer à dodeliner du chef  dans un style qui pouvait évoquer le chanteur Michael Jackson quand il faisait aller et venir sa tête de son épaule droite à son épaule gauche .

Exaspéré par les mouches, tenu en respect par le serpent, Luciano commençait à se dire qu’il allait s’immerger dans la rivière pour avoir la paix lorsque le reptile quitta la position et disparut sur la gauche sous un lit de feuilles mortes.

Luciano laissa alors échapper un juron terriblement gênant à l‘égard des bonnes mœurs et entreprit un sprint vers la route où l’attendait sa voiture. Son apparence s’était modifiée. Il était en eaux recto et verso avec des traces de poussières sur le visage qui faisaient comme des peintures de guerre en raison de l’humidité suintante. Quant aux mouches, elles sonnaient l’hallali.

Une toute petite longueur d’avance lui permit de s’engouffrer dans son coupé si british, sans qu’une de ses poursuivantes puisse entrer à sa suite et il claqua la porte derrière lui, avec la même vigueur que quand il en était sorti.

Les odieux insectes s’étaient immédiatement plaqués sur le pare-brise et sur les fenêtres latérales en lui jetant des regards haineux tandis qu’il introduisait la clé de contact, démarrait le moteur et lançait la climatisation.

Au fur et à mesure qu’il marmonnait des gros mots nettement plus décents que le précédent avec des visions de flytox rouge sang et de vengeances variées, un souffle d’air tiède puis frais sortit des bouches d’aérations et l’enveloppa de ses bienfaits. Il reprit lentement son souffle. Sur le pare-brise, les mouches formaient comme un tapis noir comme une seule masse vivante. Une vision d’horreur telle qu’il se mit à puiser dans un vocabulaire à nouveau condamnable pour former tout un tas d’expressions sexistes que le plus indulgent des tribunaux aurait lourdement sanctionné à cette époque qui était moderne.

Enfin soulagé, bien assis sur son fauteuil en cuir luxueux, protégé par l’étanchéité de son automobile, il se mit à ricaner en songeant qu’il allait très vite rejoindre Lisa au milieu d’une paire de draps frais et oublier dans ses bras l’objet de la dispute originelle.

Illustration: Philippe BonnetIl dispersa les insectes en trois coups de lave-glace et d’essuie-glace, opéra un demi-tour impeccable et fila en douceur vers sa civilisation chérie où les mouches et les serpents anthropoïdes ne font que pérorer, piégés par leur mobile. Ce qui les rend plus facile à éviter.

 

 

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