Le croisé de Saint-Paul

Illustration: Philippe BonnetL’envie d’aller accoster un jour à l’île Saint-Paul, caillou Français très au sud de l’océan indien, volcan éteint et inhabité, n’était qu’un rêve qu’il caressait régulièrement des yeux sur une carte. D’autant qu’il était davantage régatier que hauturier. Et qu’un marin trouve toujours une bonne raison pour ne pas appareiller.

Mais ce jour-là, dans un bar de cet avant-port breton qu’est le quartier Montparnasse, il apprit de la bouche d’un ami que l’accostage de l’île Saint-Paul était par principe interdit pour des questions environnementales et que tout projet allant dans ce sens requérait l’autorisation du préfet des terres australes et antarctiques françaises.

Le sang de Jérôme ne fit qu’un tour de winch. Que de conneries commettait-on depuis quelques années au nom de l’environnement avec le postulat sous-jacent un peu fort de Roquefort tout de même que l’homme n’est plus légitime sur Terre, astre par ailleurs rebaptisé en « planète » anonyme. Cela le mettait hors de lui. Chose exceptionnelle, il réclama un troisième Saumur qu’il vida d’un coup et, s’essuyant la bouche d’un revers de main tout en se mettant debout, déclara : « c’est bon j’y vais ».

Son ami lui fit gentiment remarquer que la séance du film qu’ils comptaient voir ne démarrait pas avant une vingtaine de minutes et qu’au surplus le cinéma était juste en face du bistrot. Mais Jérôme lui rétorqua qu’il n’avait pas bien compris et qu’il avait décidé de prendre presque sur le champ la route du Pôle Sud, doubler le Cap de Bonne Espérance et filer sud sud-est jusqu’à l’île Saint-Paul. « J’ajoute que tu n’es pas obligé de me suivre », compléta-t-il avec un rien de raideur dû à une fin de torticolis.

Position de l'ïle Saint-Paul sur la carte d'un atlas Gallimard. Photo: LSDP

Position de l’ïle Saint-Paul sur la carte d’un atlas Gallimard. Photo: LSDP

Pour y avoir longtemps rêvé, Jérôme en connaissait déjà un bout sur cet îlot en forme d’écrin ou de tourteau sur l’étal, dont la superficie avoisinait en gros le sixième arrondissement car on a les références que l’on peut. Il était certes habité par l’esprit breton mais n’en avait pas renié pour autant ses origines parisiennes dont l’arborescence témoignait de plusieurs générations jusqu’à la Révolution. Avant c’était moins net. Il tenait son amour de la voile de son grand-père qui lui avait montré un jour comment il participait aux régates dans le grand bassin du jardin des Tuileries, la dernière où il concourut remontant à 1932. C’est ainsi que Jérôme était devenu fin régatier, aussi bien au large de Dinard que dans la baie de Douarnenez. A soixante sept ans il avait un peu raccroché les manilles pour ce qui est des courses mais il continuait de caboter de mai à octobre lorsque la mer n’était pas trop rosse.

Oui il s’était renseigné sur Saint-Paul et avait même rencontré des vieux témoins de l’affaire des « oubliés » de l’île. Tout ça parce qu’un industriel avait cru tenir la martingale en construisant là-bas une usine à langoustes et qu’il y avait oublié quelques bretons dont la moitié fut décimée par le scorbut. Et plus tard l’accès fut simplement interdit.

Il est vrai que différentes expéditions avaient dans l’histoire quelque peu bouleversé l’écologie de cette île mais quoi, si c’était juste le coup d’aller voir, histoire de dire que Jérôme s’y sentait au moins chez lui qu’à Plougastel ou dans le mitan de la rue Littré où il habitait depuis qu’il était gosse. Nom de nom.

Un peu oui qu’il s’était rencardé et même qu’un détail ne lui avait pas échappé. La passe pour pénétrer dans le petit lac intérieur formé par le cratère du volcan n’était pas plus profonde que deux à trois mètres. Ce qui fait qu’au lieu de regarder le film avec son ami, Jérôme songeait à l’un de ces bateaux à quille escamotable qui les transformaient au gré des besoins en dériveur. Non parce qu’en plus l’île était frappée d’une double interdiction vu qu’il n’était pas permis de mouiller dans l’anse du cratère comme si « y chier son cassoulet, pensait-il avec humeur et grossièreté, allait faire tourner de l’œil » les mammifères marins présents là-bas. Non mais.

Illustration: PHB

Illustration: PHB

Si bien qu’un jour d’octobre, notre Jérôme avait déhalé de Lorient sur un voilier d’occasion qui s’appelait l’Aubrac, un nom qu’il avait trouvé de bon augure lorsque l’on veut mettre le pied et même les deux sur un îlot d’origine volcanique. Aubrac ça faisait costaud et le nom s’accordait bien avec son patronyme à lui qui était « Braque ».

Au fil de sa navigation le long des côtes africaines, il en avait presque oublié son taux de PSA qui avait alarmé son médecin traitant. Faire prendre la mer à sa prostate n’était pas particulièrement une façon de la soigner mais il avait décidé que de pisser sous le vent lui ferait du bien et qu’il serait toujours temps de se faire faire des rayons atomiques à l’entrejambe lors de son retour.

Devant l’Afrique du Sud il eut une petite pensée pour les pionniers qui toisèrent le cap de Bonne Espérance depuis la dunette et prit directement la direction de Saint-Paul qui n’était pas spécifiquement la porte ou le cap à côté. Entre l’Afrique et l’objectif à atteindre, il n’y avait plus que de l’eau réputée rugissante mais il n’y appréhenda que des gros creux qui lui bouchaient quand même l’horizon en même temps qu’ils lui faisaient plonger l’étrave avec des verticalités à tomber par terre.

Le temps qui se déboucha lui fit apparaître d’un coup l’île tant convoitée, après une navigation qu’il avait trouvée quelque peu longuette sur la fin. La mer s’était calmée afin qu’il arrivât debout à la barre après avoir ôté sa fameuse quille escamotable. Et c’est sous les gros yeux d’un genre veau de mer à moustaches de gendarme catégorie Montélimar qu’il pénétra dans la zone interdite du cratère, à quelques milliers de bords de la rue du Départ où se trouvait le bistrot par où tout avait commencé. Bien sûr à cette distance, les bruits de circulation s’en trouvaient atténués mais on sous estime toujours le reliquat sonore que Paris laisse dans nos mémoires sensorielles pour aller évangéliser par la pensée et à l’occasion des territoires inconnus.

Ici se dit-il, les exilés bretons sortaient le phonographe le soir après avoir travaillé la langouste et les très vieux manchots du coin ou leur descendance portaient désormais dans leur mémoire héréditaire les exquis autant qu’étranges échos de la « valse brune ».

Il n’y a rien de mieux que l’autre bout du monde pour entretenir la nostalgie de la France en général et celle de Paris en particulier. Après avoir fait le tour de l’île plusieurs fois et épuisé le plaisir de cuire le poisson dans l’eau presque bouillante qui sortait par endroit de cette terre volcanique toujours en éveil, après surtout avoir constaté qu’il ne lui restait plus qu’un « cubi » de Saumur, Jérôme commença de songer au retour.

Mais auparavant il avait besoin de commettre son forfait d’homme libre et de contribuable toujours chez lui en République. Car il avait emmené avec lui un objet acheté dans une brocante de Pont-Aven (d’où partirent les pionniers bretons pour l’île Saint-Paul). Une boîte en porcelaine sur laquelle était peint « souvenir de Bretagne » avec quelques représentations de coquillages, de bretonnes en coiffe et d’un phare. Soit un récipient utile pour y mettre ce que l’on voulait sans dépasser la taille d’une carte postale. Après avoir calé de quelques pierres l’objet dans un creux végétal, il y glissa une enveloppe sur laquelle était marqué : « A Monsieur le Préfet des Terres Australes et Antarctiques Françaises ». A l’intérieur se trouvait un petit mot tracé avec son stylo plume qui disait : « vous avez bien le bonjour de Jérôme Braque, contribuable et abonné du téléphone ». En 2004.

A chercher sur Internet: « Les oubliés de Saint-Paul » par Daniel Floch aux éditions Ouest France.

Source image: Philatélie des TAAF

 

 

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4 réponses à Le croisé de Saint-Paul

  1. DERENNE Pierre dit :

    Un petit souvenir de Jacques Perret et de son superbe roman « Le vent dans les voiles  » ?

  2. Philippe Bonnet dit :

    Je vous accorde que « le vent dans les voiles » avec la famille Le Torch si je me souviens bien est une très belle histoire dont le souvenir n’a pas fini de voguer dans notre mémoire. PHB

  3. jmcedro dit :

    On aime (aussi!) beaucoup les illustrations…

  4. Aubert Pascal dit :

    Une île qui fait rêver et pas de compagnies low-cost pour y débarquer des bataillons de touristes… quel bonheur!

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