La chambre

Source image: Bruno SillardJe restai longtemps dans la pièce, comme un adieu à cette grande maison aujourd’hui sans vie. Mais l’histoire est ancienne et déjà presque plus personne ne s’en souvient. Je poussai la porte, j’avais eu du mal à tourner la clef, et pénétrai dans la chambre devenue vallée des bonnes. Devant moi un capharnaüm comme prêt pour un dernier voyage, où s’entassaient des cartons, des vieux meubles, une antique vis de pressoir en bois. Que vient-elle faire là ? Elle si lourde mais que l’on a malgré tout réussi à monter par un escalier de service étroit.

Enfant je n’avais pas le droit de le prendre, il menait également au grenier. Le lit n’a pas bougé, le petit poêle à charbon a perdu son tuyau et du robinet du lavabo ne coule plus d’eau. Je caressai du bout des doigts la vieille machine à coudre Singer, montée sur une table à pédalier. Je me souviens de ce geste, lancer d’une main la roue de la machine puis entretenir la morsure de l’aiguille par un mouvement régulier et rapide de son pied. Un buste de bois et de tissu trônait, non loin de là. Elle trouvait ses modèles dans les revues de modes ainsi que les « patrons » que les craies plates et le buisson d’aiguilles orchestrés par une impressionnante paire de ciseaux, commençaient à réveiller. Les accessoires, boutons, broches ou chaussures vaudraient bien le prétexte, pour ma grand-mère accompagnée de ma mère, d’un long voyage en train vers Paris.

A quoi pensait-elle alors ? Quel souvenir l’agitait quand elle revoyait son enfance de banlieusarde. Revivait-elle encore son dernier voyage quand on la menait pour se marier à un inconnu. Un mariage forcé m’a-t-on dit, les familles s’étaient entendues pour faire rentrer dans le rang Madelaine et Jacques. Pendant trois ans, il ne s’est rien passé jusqu’à que la moustache du grand-père trouve les mots pour que son petit fils partage sa couche avec celle dont il ne voulait pas. Ma propre vie sur un fil de révolte.

Je revois quelques rares photos qui trainent au fond du tiroir d’un petit secrétaire à secrets. Je la regarde en tenue de chasse, avec ses guêtres et son fusil à un coup que mon grand-père m’avait un jour donné et qui depuis ne m’a jamais quitté. J’active une petite pièce de marqueterie, un tiroir invisible sort, dedans un long fume-cigarette, elle qui dans les années vingt, n’avait pas le droit d’accompagner son homme au café de la place, ni de fumer en public.

Le tableau. Auteur inconnu. Photo: Bruno Sillard

Au-dessus du grand lit recouvert d’une couverture matelassée de satin rouge, un tableau.

Mon regard croise celui d’une femme. Elle est nue, allongée, le regard décidé. Un portrait sépia comme ce fut la mode au début de l’autre siècle. Un fantôme dont le mystère me hante. J’aime à penser que la force des mots, même mille fois répétés, peut parfois réveiller le passé. Je regarde les photos, j’espère retrouver un trait de visage, une forme de nez, mais je n’ai devant moi que des brides d’histoires envolées à jamais et dont il ne reste plus que des silhouettes que l’appareil photo a rendu grave.

Seul un léger châle couvre le sexe. Un indice, une date, le tableau date de 1931, elle avait alors 29 ans et était mariée. Qui a peint ce tableau ? Un peintre amoureux, un amant reconnu ou bien le souvenir d’un Jim oublié ? Est-ce celle chez qui pendant trois ans, mon grand-père se réfugia ? Une chose est certaine, le tableau ne fut pas acheté par hasard. Je le sais parce qu’elle m’avait fait lui promettre de conserver ce tableau. Alors adolescent et donc maladroit, je lui avais demandé qui donc était cette femme qu’il fallait tant protéger.

– « C’est ta grand-mère, me répondit-elle.
–  Toi ? »

Mais déjà elle s’était levée, emportant à jamais son secret.

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Une réponse à La chambre

  1. Philippe Bonnet dit :

    C’est une bien jolie photo. Nos grand-mères nous manquent. PHB

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