Position zéro

Illustration: Les Soirées de ParisIl sentait les clés tinter au fond de sa poche. Pour sa nouvelle vie avec abri qui commençait, il avait trouvé cette chambre de bonne meublée et perchée tout en haut d’un vieil immeuble en brique, lui-même entouré d’HLM décatis. Sur quatorze virgule cinq mètres carrés, il disposait d’un lit, d’une table avec une lampe à pied et d’une chaise. Il jouissait de deux fenêtres dont une au nord donnant sur un bout de rivière et l’autre à l’est sur la voie ferrée. Dans les deux cas il apercevait les avions qui atterrissaient ou décollaient depuis l’aéroport tout proche.

La pièce était dépourvue d’éléments sanitaires mais il pouvait profiter d’une douche et de toilettes sur le palier dont nul autre à l’étage n’avait l’usage. S’y ajoutait un frigo, deux plaques chauffantes et un petit radiateur mural. Dans un creux du mur, quelques casiers où il pouvait ranger ses affaires. Tout ce qu’il possédait tenait dans une valise en carton qu’il tenait de son père tout comme sa montre Kelton.

Il avait trouvé un job de manutentionnaire dans une usine qu’il pouvait rejoindre facilement en bus. Et avec sa première paie, du moins avec une avance sur sa première paie, il avait décidé de s’offrir un poste de radio. Il égaierait de cette façon des soirées par trop silencieuses.

Avant de sortir de l’immeuble, il colla une étiquette sur sa boîte aux lettres. Désormais le facteur saurait, qu’ici, habitait Martin du Grand-Creusot. Il n’attendait de courrier de quiconque, mais les bases de sa nouvelle existence s’en trouvaient officiellement posées.

Illustration: LSDP

Illustration: LSDP

Après une longue méditation devant la boutique qui vendait aussi bien des fers à repasser que des robots de cuisine ou des ampoules d’éclairage, il poussa une porte qui déclencha un carillon discret. Il s’enquit d’un poste à « modulation de fréquence », précision à ce point surannée qu’elle fit plisser les yeux du vendeur, lequel en avait pourtant entendu de plus baroques.

De nouveau dehors, il s’arrêta pour se laisser chauffer par le soleil. Son paquet emballé sous le bras il triomphait. Il emplissait ses poumons d’un air qui lui disait combien il était bon d’être libre à nouveau et que bien peu comme lui, à cet instant précis, pouvaient savourer ce croisement absolu des longitudes et latitudes qu’est la position zéro. Celle où tout recommence, celle où l’on peut se refaire, pas à pas. On était samedi, il ne connaissait plus personne et cela n’avait aucune importance. Bien que d’aspect corpulent, Martin se sentait élastique et léger.

Chaque détail était bon. Avant de tourner l’interrupteur de son appareil neuf, il se servit un vin liquoreux dans lequel il fit tomber deux glaçons. Cette action qui en principe ne vaut pas la dépense d’une description, Martin l’apprécia comme un acte de haute civilisation, dont il avait été privé si longtemps. Personne ne pouvait le tourmenter. Aucun bruit gênant ne se manifestait et c’est pourquoi il retardait le moment d’écouter sa radio. Il l’avait posée sur sa table de chevet. Lui s’était allongé, jambes croisées, la tête couchée sur son oreiller rehaussé. Il voyait les avions par-delà ses fenêtres et se disait « tiens, ceux-là s’en vont à Rio, à Dakar… ».

Enfin il fit le geste d’établir le contact et, après quelques chuintements et tâtonnements, un morceau de clavecin en fugue (Thomas Tomkins (1572-1656) s’évada en élégantes farandoles du haut-parleur. Les notes cristallines l’entouraient comme autant de petites fées ailées et Martin se dit qu’à y réfléchir, il fallait bien peu de choses en somme pour éprouver toute la consistance d’un paradis certain que d’aucuns s’épuisaient à trouver ailleurs.

PHB

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Nouvelle, Radio. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Position zéro

  1. jmc dit :

    Un très bon moment de lecture. Merci, donc.

  2. Bruno Sillard dit :

    Tout est dans l’ambiance, merci

  3. MC dit :

    Merci! Jolie parenthèse qui donne le sourire.

  4. Anne Archen Bernardin dit :

    Sans abri qui découvre la volupté de l’abri, enfin acquis et dompté! … Remontons dans l’espace et le Temps… Homme en recherche de sécurité… Homme sous abri, sous roche… Grotte à occuper et à domestiquer… Quoique plus souvent destinée aux esprits et aux cérémonies secrètes vers l’au de là… Lisez donc « Pourquoi j’ai mangé mon père » et quelques épisodes de « silex in the city »!! De quoi donner envie de devenir spéléologue pour un temps!!

Les commentaires sont fermés.