Souvenirs d’après l’occupation. (1) L’institutrice

Raymond Sillard. Années quarante. Photo: Bruno SillardToussaint 1944. On se bat en Europe, on se bat dans le monde. Une jeunesse à qui l’on a tout volé depuis quatre ans se dit qu’enfin elle va enfin pouvoir manger à la table des grands, mais le vieux monde a de beaux restes. En 1998, mon père travaillait sur une histoire de la presse régionale, il meurt au mois d’août, je découvrirai le manuscrit une dizaine d’années plus tard. Dedans une histoire, un peu glissée par surprise, comme si de rien n’était.

Marc travaille sans enthousiasme à laver le pressoir, c’est la fin des vendanges dans le Maine-et-Loire. Il reçoit un colis qui lui a été envoyé par « Mademoiselle Anne », une jeune institutrice qui a passé les années de guerre dans l’ouest, comme une foule d’habitants des zones frontalières et des grandes villes du nord et de l’est chassés par l’exode de 1940. Marc a 16 ans. Après le débarquement en Normandie son collège avait été fermé par crainte des bombardements aériens qui frappaient aussi la France rurale. En réalité, les effectifs des enseignants fondaient sous le soleil printanier, happés par le maquis.

Marc qui était pensionnaire, s’est retrouvé à la rue. Il avait perdu sa mère quand il avait quatre ans et son père vivait caché depuis qu’il avait été dénoncé par un partisan de l’Allemagne nazie.

L’approche de la libération avait à la fois mobilisé la résistance et démobilisé le respect des convenances. Marc ne sachant guère où aller, il alla frapper chez « mademoiselle Anne » avec comme bagage une mallette en carton bouilli fermée par une ficelle de papier. L’institutrice lui avait donné quatre ans auparavant des leçons particulières d’anglais et de latin. Il lui demanda le gîte, juste pour l’après-midi histoire de manger un morceau. Ils ont parlé de choses et d’autres, du Bac l’an prochain, de mathématiques ou de sciences naturelles. Il resta trois jours et trois nuits. Il l’appellera toujours « mademoiselle Anne », son premier amour printanier. Elle est partie en Normandie et il devait travailler les congés suivants pour payer ses études.

Raymond Sillard. Fin des années quarante. Source image: Bruno Sillard

Le colis qu’il reçut en cette Toussaint, contenait une poignée de journaux. Elle lui avait prédit « tu seras journaliste ». Aussi lui envoyait-elle les premiers numéros de « Normandie parle français » puis plus bref « Normandie ». Personne ne s’étonna de cet envoi, ni ne soupçonna Marc d’avoir découvert les charmes d’une femme de dix ans son aînée. Dans les journaux envoyés, il remarque un article. Un collaborateur engagé dans la LFV (légion des volontaires français) en 1942 et envoyé en Russie avait porté plainte contre sa femme pour adultère. Il ne revint pas du front russe, mais on peut lire dans le quotidien : « La mort du mari ne met pas fin aux poursuites, car le mariage subsiste, la volage et son amant sont condamnés à 100 francs d’amende chacun ». A titre de comparaison le litre de lait coûte 4 francs 50 ! Le titre de l’article « Le cocu d’outre-tombe ».

Marc voit là matière à entrer dans le journalisme. Il prend sa plume et s’adresse au tout nouveau quotidien « La Nouvelle République du Centre Ouest ». Puisant sur le fonds de nos chansons populaires que les enfants et adolescents apprenaient à cette époque, ces « Perrine était servante » que lançaient en chœur nos vétérans décorés aux repas de noces ou de premières communions, Marc s’interroge. N’y a-t-il pas là matière à un vivier de péchés à absoudre ? Il croit se découvrir du talent pour défendre le droit à l’immoralité. Deux mois après avoir envoyé son papier, la direction du journal lui répond son regret de ne pouvoir publier son texte trop éloigné des préoccupations de son lectorat. Toutefois remarquant certaine qualité d’écriture, elle l’invita à prendre contact avec sa rédaction locale de Bressuire. Ainsi sa carrière de journaliste commença comme correspondant par un compte rendu de cinq lignes sur un match de foot. L’histoire donnera raison à « mademoiselle Anne », mais plus tard. Ce fut dans ce livre, paru douze ans après sa mort qu’une seule fois mon père raconta cette histoire. Je suis le seul à le savoir.

Bruno Sillard

Deuxième volet à suivre

 

Raymond Sillard. Fin des années quarante. Source image: Bruno Sillard

Lire aussi: Histoires vraies de la presse régionale/Raymond Silar

Préface et épilogue de Bruno Sillard

Ed L’Harmattan

 

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3 réponses à Souvenirs d’après l’occupation. (1) L’institutrice

  1. Guillaume dit :

    Belle histoire, et fort bien racontée, vivement la suite !

  2. Steven dit :

    Muet et en même temps parlant, merci. S.

  3. MAUREL Frédéric dit :

    LVF

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