William vole

Illustration: LSDPLes soldats avaient fini par reconnaître ce signe avant-coureur. Dans la nuit particulièrement, il se présentait comme un genre d’elfe orangée. Au départ sa taille était celle d’un timbre poste avant de grandir jusqu’à éclairer totalement la nuit. Il s’ensuivait une explosion qui réduisait tout le décor, êtres vivants inclus, à des monticules de poudre blanche, parfois mouchetés de brun.

Le lieutenant d’artillerie William Roz n’avait que de vagues informations sur ce nouveau type de munition. Après dix neuf heures d’assauts et de replis alternés, il n’attendait plus que sonne l’heure de la pause pour sa section désormais réduite à neuf hommes seulement.

Ils n’étaient plus qu’un groupe de somnambules qui voyaient la nuit tomber, avec l’intense espoir d’une relève qui par deux fois, avait été ajournée pour des raisons propres à un état-major devenu depuis longtemps abstrait. Les deux pièces d’artillerie encore en état de fonctionner étaient si chaudes qu’ils pouvaient s’y brûler par mégarde, ce qui s’était déjà produit.

C’était une guerre moderne. Dans son oreillette, l’ordre tant attendu lui parvint enfin. Il fit un geste et la petite troupe se faufila dans un boyau de dégagement qui ne permettait pas à un individu de taille normale de se tenir debout. L’itinéraire était balisé par une sorte d’éclairage au phosphore qui conférait au défilement de ces silhouettes harassées une apparence irréelle. William Roz savait qu’au même instant, un wagonnet acheminait en sens inverse dans un corridor parallèle, des soldats ayant récupéré des forces suffisantes pour prendre leur suite.

Lui ne pouvait pas profiter immédiatement de ce temps de repos. Il devait d’abord gagner un cabanon spécial duquel il pouvait rédiger et transmettre un compte rendu des combats, comprenant ses propres pertes et une estimation des dégâts faits à l’ennemi.

Mais une fois franchi la porte qui l’isolait du bruit et des fumées, William fit d’emblée ce qu’il faisait toujours. C’est  à dire qu’il profitait d’abord des systèmes de transmission pour écrire à sa fiancée, elle-même soldat mais basée à l’arrière, dans une unité du génie, à plusieurs kilomètres. « Ma chère Simone, écrivit-il pour commencer, quand je pense à toi, je vole… ». Et ses mains restèrent en suspens au-dessus du clavier de l’ordinateur car son esprit était à la recherche d’une suite pouvant décrire au mieux ce que sa promise pouvait lui inspirer.

Le nouveau type de munition utilisé par l’ennemi, celui qui se manifestait d’abord comme une sorte de cerf-volant orange fluorescent, avait fait des ravages. Une de ses caractéristiques, quand l’ogive manquait de peu sa cible, était que cette dernière se voyait proprement soulevée dans les airs. Seuls les chars de plusieurs dizaines de tonnes y échappaient. Mais on avait vu des véhicules plus légers ou des abris précaires être déplacés dans l’espace comme s’ils avaient été propulsés par la main d’un discobole géant. William avait entendu parler d’un camion ricochant comme un vulgaire galet avant d’aller s’écraser au fond d’une ravine. L’état-major ne disposait pas encore de parade semblait-il, pour ce qui ressemblait encore à des tirs expérimentaux.

Volontairement étranger à ces considérations supérieures, William appuya sur la touche « delete » afin de concevoir un meilleur début à sa missive amoureuse mais, lorsqu’il repris le fil de sa plume ce qui n’était qu’une image s’agissant d’un clavier, il écrivit derechef, « Ma chère Simone, quand je pense à toi, je vole… ».

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Il y eut alors ce double éclair orangé tirant sur le rouge qui lui fit cligner les yeux d’éblouissement. La cabane se gonfla jusqu’à craquer sous l’impact tout proche, puis s’arracha du sol, accomplit une parabole avec la sûreté directionnelle d’une balle de tennis et rebondit juste une fois avant de se stabiliser frémissante et démantibulée sur le bord d’un vaste trou d’obus rempli d’eau.

Lorsque William s’extirpa de l’amas de tôle et de bois aggloméré, il vit exactement ce qu’on lui avait raconté. Sur un très large périmètre, le décor qu’il venait de quitter, n’était plus qu’un tas de farine d’où émergeaient quelques vagues objets métalliques tordus. Mais il ne distinguait pas un bras, pas le plus petit début de reste humain, ni encore un casque voire un simple soulier qu’il aurait pu identifier. Sa section de copains avait juste été soufflée, désintégrée par cette nouvelle mort dont le signe précurseur était cette funeste figurine orange qui planait d’abord comme un épervier, avant de délivrer par explosion, une pluie de sels dissolvant tout jusqu’au néant.

On le voit encore de nos jours William, bien des années plus tard, aux abords de la gare centrale. Surtout le soir vers sept heures, au moment de la distribution de la soupe populaire dont il s’abreuve, avant de passer la nuit au hasard de gîtes improvisés. Il ne rêve plus qu’il vole. Il pense à ses copains, autant d’atomes désormais dispersés dans l’inaccessible.

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Illustration: LSDP

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Une réponse à William vole

  1. Très bien écrit! Bravo!
    Lise Bloch-Morhange

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