Vie et œuvre de Paula Modersohn-Becker, l’illustre inconnue

IMG_2355 2Au début il y a une rencontre, de celles qui comptent dans une vie. D’un côté, l’auteure de « Truismes », dont le succès de librairie l’a révélée en 1996. De l’autre, une peintre, allemande, quasi inconnue du public français, dont on souhaite vivement que l’exposition qui se tient en ce moment au musée d’art moderne de la Ville de Paris (MAM) contribue à laver d’un injuste oubli. Pour faire connaissance avec cette artiste incontournable de l’art moderne mais dont le nom – Paula Modersohn-Becker – n’évoque rien à personne, il faut se rendre au MAM avant le 21 août prochain.

Marie Darieussecq – l’auteure – a découvert Paula Modersohn-Becker (1876-1907) par hasard, comme elle recevait un spam sur sa messagerie électronique pour des conférences de psychanalyse. Elle est attirée par la page de garde de l’invitation illustrée d’une peinture représentant une femme nue allongée sur le côté face à son bébé qu’elle allaite (« Mère allongée avec un enfant II », 1906). Il s’agit d’une interprétation inédite de la nudité dans la maternité qui touche la romancière, et sans doute un peu la psychanalyste qu’elle est aussi. Marie Darieussecq s’étonne, cherche à savoir qui a peint cette toile, tombe sur le nom d’une artiste qu’elle ne connaît pas. Voilà esquissés les prémices d’une « amitié » qu’elle va concevoir pour une femme décédée précocement à l’âge de 31 ans des suites d’un accouchement, il y a de cela cent ans, et qui a laissé derrière elle une œuvre riche de plusieurs centaines de tableaux et de dessins réalisés pendant les dix petites années d’une fulgurante et discrète carrière.

De son envie de donner à l’artiste allemande une place dans le cœur des Français, Marie Darieussecq a fait un ouvrage biographique d’une touchante sincérité (1). Il s’inspire librement des recherches qu’elle a menées in situ dans le village d’origine et les lieux de vie de Paula Modersohn-Becker ; et après qu’elle eut parcouru son journal intime et la correspondance qu’elle entretenait avec ses proches, parmi lesquels le poète Rainer Maria Rilke figurait en bonne place (2). La romancière a sillonné l’Allemagne en camping-car sur les traces de Paula M. Becker, récoltant matière à écrire et surtout de quoi convaincre au moins un musée français d’organiser une manifestation sur l’œuvre de cette artiste. C’est le MAM de Paris qui l’a entendue. Le musée s’intéressait bien sûr à la carrière de Paula Modersohn-Becker, mais attendait le moment propice à une exposition d’envergure. Marie Darieussecq arrivait à point nommé.

aula Modersohn-Becker (1876-1907) Mère nue en buste, avec un enfant sur son bras II Automne 1906, détrempe sur toile, 80 x 59 cm Museum Ostwall im Dortmunder U, Dortmund © Museum Ostwall im Dortmunder U, Dortmund

Paula Modersohn-Becker (1876-1907) Mère nue en buste, avec un enfant sur son bras II Automne 1906  © Museum Ostwall im Dortmunder U, Dortmund

Inconnue ou presque en France, bien qu’elle y ait séjourné à trois ou quatre reprises et y a fréquenté l’avant-garde artistique, Paula M. Becker est considérée à raison en Allemagne comme une artiste majeure. Le « Frankfürter Allgemeine Zeitung » l’aurait décrite comme le « Picasso allemand ». Pablo Picasso qu’elle n’a jamais rencontré, ni même vu les toiles, mais dont elle a partagé les recherches picturales sans le savoir (et lui non plus à coup sûr) qui ont conduit le premier vers le cubisme en 1907, pendant que s’éteignait la deuxième.

Plus généralement, Paula M. Becker est vue comme la représentante la plus précoce de l’expressionnisme allemand avec lequel elle partage une vision subjective de la réalité en peinture. L’exposition du MAM démarre sur de saisissants portraits de vieilles femmes ou d’enfants étrangement immobiles, comme figés dans l’accablement. Ces portraits de Paula M. Becker, représentant des paysannes ou des personnes croisées à l’hospice des pauvres (vers 1898-1899), sont détestés par la critique lors de sa première exposition à la Kunsthalle de Brême, en 1899. Ce qui pourrait en partie expliquer que l’artiste a rarement montré ses tableaux par la suite ; ni son mari ni son ami Rilke ne connaissaient l’intégralité de son œuvre, qui ne fut finalement découverte qu’à sa mort.

De son établissement dans la communauté de peintres de plein air de Worpswede en Basse-Saxe (le Barbizon allemand), Paula M. Becker garde surtout des amis (dont Clara Westhoff, sculptrice) et sa rencontre avec son futur mari, Otto Modersohn, un peintre de paysage estimable qu’elle épouse en 1901. Plus qu’à Worpswede, c’est à Paris qu’elle va faire éclore son art. Elle y séjourne en 1900, au moment de l’Exposition universelle et de l’effervescence artistique qu’elle suscite. D’autres séjours suivront en 1905 et 1906-1907. Paula Modersohn découvre la peinture de Paul Cézanne (« L’un des trois ou quatre géants de la peinture qui ont eu sur moi l’effet d’une tempête », dira-t-elle) ; elle rencontre Auguste Rodin ; visite le Louvre et s’inscrit dans une académie d’art pour y suivre des cours de dessin de nus ouverts aux femmes. Elle laisse de cette période quelques très beaux dessins au fusain à voir dans les premières salles.

Revers de la médaille, à chacun de ses retours à Worpswede elle fait face toujours plus à l’incompréhension de ses contemporains. A l’exception notable d’un ou deux peintres de ses amis qui la soutiendront. Son mari Otto réalise très vite qu’elle a du talent : « En juillet 1902, écrit Marie Darieussecq, un portrait que Paula peint (…) fait basculer Otto dans l’admiration : Les écailles me sont tombés des yeux (…) : ce sera la course entre elle et moi, dit-il » Au même moment, Paula M. Becker fait part de sa vocation à sa mère : « Il n’y a de place pour rien d’autre que ma dévotion au travail. C’est l’aube en moi et le jour approche. Je vais devenir quelqu’un. […] Je sentirai avec fierté que je suis peintre. » (3°)

Paula Modersohn Becker/"Jeune fille tenantPaula Modersohn-Becker (1876-1907) Jeune fille au poids d’horloge 1900, détrempe sur carton, 73,4 x 51,5 cm Staatsgalerie Stuttgart, Stuttgart © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême des fleurs jaunes dans un verre" (1902)

Paula Modersohn-Becker (1876-1907) Jeune fille au poids d’horloge 1900, Stuttgart © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême

Si elle s’intéresse tôt aux enfants dans son œuvre (elle est fascinée par la simplicité et l’intensité de leur approche du monde – un thème également cher à Rainer Maria Rilke), elle donne très vite une vision inhabituelle de cette période de la vie supposée insouciante et heureuse. Sous son pinceau, les visages sont graves et les bouches ne sourient jamais. Comme si Paula cherchait à masquer l’intensité de l’âme de ses petits sujets, les pupilles sont sombres et occupent la totalité de l’œil. Leur regard devient aussi profond qu’impénétrable.

Alors qu’elle n’est pas encore mère elle-même, Paula Modersohn va admirablement peindre la maternité. Elle fait considérablement évoluer ce thème récurrent de l’histoire de l’art en décrivant un rapport mère-enfant très charnel et se montre résolument moderne en peignant des maternités nues sans idéalisation ni « objetisation » du corps féminin. Elle se représente nue elle aussi, peut-être parce que rémunérer des modèles coûte cher, et devient ainsi, la première femme peintre à réaliser plusieurs autoportraits en tenue d’Eve. « Chez Paula il y de vraies femmes, écrit Marie Darieussecq, J’ai envie de dire des femmes enfin nues : dénudées du regard masculin. Des femmes qui ne posent pas pour un homme, qui ne sont pas vues par le désir, la frustration, la possessivité, la domination, la contrariété des hommes. »

En 1906, Paula se sépare momentanément d’Otto et part à Paris pour la dernière fois. Elle y entame la période la plus prolifique de sa carrière. Elle exécute vingt autoportraits, en trouvant de nouvelles références dans les portraits égyptiens dits du « Fayoum » (peintures de l’Egypte romaine qu’elle voit au Louvre). Paula M. Becker en fait une interprétation bien à elle, brossant à grand renfort de matière des visages graves aux regards fixes posés sur le spectateur. Des regards intenses ou vides, selon. Quant aux visages, ils ont davantage à voir avec des masques qu’avec des êtres humains.

Pendant son ultime séjour parisien, Paula M. Becker découvre également la peinture de Paul Gauguin. La sienne y gagnera encore en simplification jusqu’à tendre presque à l’abstraction dans sa « Nature morte à la boîte bleue » (1907). Dans la dernière salle d’exposition, arrêtez-vous un instant devant « Nature morte au bocal de poissons rouges » (1906). Ne vous rappelle-t-il pas un autre tableau ? « Intérieur au bocal de poissons rouges » d’un certain Henri Matisse, peut-être ? Que ledit Matisse a peint huit ans après celui de Paula M. Becker.

Si Paula Modersohn-Becker avait survécu à l’accouchement de son enfant, aurait-elle versé dans le cubisme, comme le laissent entendre les historiens d’art comparant ses recherches avec celles, simultanées, de Braque et Picasso ? Aurait-elle poursuivi une voix plus personnelle, une fois libérée de ses multiples inspirations picturales ? Elle laisse une carrière inachevée et un spectateur sur la faim. Au moment de s’écrouler – emportée par une embolie due à une station horizontale post-partum trop longue –, le dernier mot de Paula Modersohn-Becker fut « schade ! » (« dommage ! »). Dommage, oui !

Valérie Maillard

Paula Modersohn-Becker (1876-1907) Jeune fille tenant des fleurs jaunes dans un verre 1902, détrempe sur carton, 52 x 53 cm Kunsthalle Bremen-Der Kunstverein in Bremen, Brême © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême

Paula Modersohn-Becker (1876-1907) Jeune fille tenant des fleurs jaunes dans un verre 1902, détrempe sur carton, 52 x 53 cm Kunsthalle Bremen-Der Kunstverein in Bremen, Brême © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême

« Paula Modersohn-Becker – L’intensité d’un regard », au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Jusqu’au 21 août.

(1) « Etre ici est une splendeur – Vie de Paula M. Becker » par Marie Darieussecq, 160p., P.O.L, 15€. Marie Darieussecq est conseillère littéraire de l’exposition du MAM.

(2) « Etre ici est une splendeur », titre de l’ouvrage de Marie Darieussecq, emprunte à un vers de Rainer Maria Rilke, ami et confident de Paula Modersohn-Becker.

(3) (In « Etre ici est une splendeur » –1).

Photo en tête de l’article: Paula Modersohn-Becker (1876-1907)/Autoportrait sur fond vert avec des iris bleus. Vers 1905, détrempe sur toile, 40,7 x 34,5 cm Kunsthalle Bremen-Der Kunstverein in Bremen, Brême © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême
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Une réponse à Vie et œuvre de Paula Modersohn-Becker, l’illustre inconnue

  1. de FOS dit :

    Passionnant !

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