Deuil sévère, deuil et demi-deuil

Les délais du deuil. Musée de Jouy. Photo: PHB/LSDPS’il y a bien une expression dont on ne regrettera pas la disparition progressive, c’est celle consistant à dire à quelqu’un : « vous devez commencer votre travail de deuil ». Ces dernières années on entendait cette litanie à tout bout de champ avec des déclinaisons variées, jusqu’à l’absurde et la saturation. Si untel n’avait pas eu son augmentation, il entamait son deuil, la feuille de paie d’infamie collée sur le front. Mais la résurgence d’un rituel périmé a été de courte durée et il n’y plus qu’en cas d’attentat que les chaînes de télévision barre leur logo d’un petit trait noir. C’est peu de choses.

Le vrai deuil à l’ancienne gémit quant à lui au fond des oubliettes de l’histoire. Le petit musée du Patrimoine et des Pratiques Locales à Jouy (Eure et Loir) expose tout ce qui matérialisait la vie rurale y compris un manuel de deuil. Ce « tutoriel » comme on dit de nos jours, puisque les modes d’emploi s’inclinent eux aussi devant le progrès ce qui n’est pas une façon de dire que c’était mieux avant mais que ce sera mieux après (au moins une lectrice comprendra), ce tutoriel donc, détaille les protocoles à observer dans la durée en fonction de la proximité du défunt.

Un deuil de veuve ce n’était pas moins d’un an, réduit à six mois pour la deuxième période. Pour un enfant c’était six mois de deuil « sévère » plus six mois de demi-deuil. Pour un cousin, la dose requise dégringolait à six semaines. Tous les cas de figure sont passés en revue par le manuel. Ainsi pour le trépas d’un colonel, ses officiers étaient soumis à un mois de contrition, ce qui ne devait pas être facile en cas toujours possible de secrète jubilation. Par ailleurs, dans une maison digne de ce nom il était de rigueur que les domestiques portassent également le deuil de leurs maîtres pendant toute la durée de l’opération. A quoi devait s’ajouter toute une manifestation vestimentaire consistant entre autres pour les femmes à porter le voile en excluant le moindre bijou. Et globalement il fallait s’habiller de noir, du moins au début, jusqu’à revenir à la vie par adjonction progressive de petites libertés. Dans les milieux ruraux il n’était pas rare que l’on s’habille toute l’année en sombre ce qui faisait gagner du temps et de l’argent. L’idée de la posture convenant aux  éplorés a fait le titre d’un fameux film sorti en 1947: « Mourning Becomes Electra » ou « Le deuil sied à Electre ».

Code deuil. Document visible au musée de Jouy (28). Photo: PHB/LSDP

Code deuil. Document visible au musée de Jouy (28). Photo: PHB/LSDP

Nos sociétés occidentales ont pour la plupart abandonné l’ensemble des rituels suivant un enterrement, le deuil est devenu intérieur, ce qui est bien pratique. La faute en incombe à la deuxième guerre mondiale paraît-il, avec les restrictions qui en ont découlé. De cérémonies en cérémonies le deuil signalétique s’en est allé jusqu’à sa disparition avec l’émancipation globale des sociétés à la fin des années soixante. Moyennant quoi il n’est pas exclu que le deuil intérieur se consume finalement plus longtemps que le vestimentaire avec ses codes. Les anciennes coutumes permettaient peut-être de mieux se libérer d’un chagrin. Les psychologues pourraient nous dire quelque chose là-dessus bien qu’ils aient été les bénéficiaires de cette évolution. Quant aux médecins ils prescrivent facilement des anti-dépresseurs pour atténuer toute sorte de moment difficile ce qui peut conduire à l’extrême certains endeuillés à piquer des fous-rires impromptus au lieu de geindre avec des effets de rhinites, c’est dire comment tout a changé. Avec de l’organisation, de la volonté et un peu de bonne humeur, on peut désormais boucler un deuil en trois heures. Ce qui permet de « checker » discrètement ses mails au retour du cimetière.

PHB

L’aperçu du « code de deuil » au musée du Patrimoine et des Pratiques Locales à Jouy (Eure et Loir) était édité par la maison « A la religieuse », 32 place de la Madeleine et 2 rue Tronchet à Paris. On y constate qu’elle existait depuis 1859 et qu’elle se proposait de déléguer en voiture (modèle taxi de la Marne) à ses clients « des employés initiés aux usages du deuil ».

Adresse du musée: 8 bis Avenue de la gare 28300 Jouy
Tel: 02 37 22 24 59 – 02 37 22 21 41 – 02 37 22 41 13

 

« Ô mon ombre en deuil de moi-même » Guillaume Apollinaire « La chanson du mal-aimé »

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9 réponses à Deuil sévère, deuil et demi-deuil

  1. Marie pierre dit :

    Excellent. Merci Philippe

  2. philippe person dit :

    C’est pour des articles comme celui-là que je donne tous les matins un coup d’oeil aux « Soirées de Paris » ! Maintenant, j’attends déjà demain !

  3. Bruno Sillard dit :

    Ce passionnant texte réveille le souvenir du mystère de la mort d’un proche quand dans les années soixante, le passage de 68 là aussi marqua l’époque, un gamin de l’école arrivait avec au bras un brassard noir. Je me souviens de la tenture noire qui enserrait la grande porte de l’église, avec au plus haut ces mystérieuses lettres argentée, plus tard j’en comprendrais le sens. Sans oublier la veillée du mort. Code rituel où à tour de rôle, c’est tout le village qui venait veiller le mort. C’est aussi le souvenir de mon grand-père hilare racontant à la tablée du dimanche, le père machin qui fut difficilement installé dans le cercueil, la chaleur du mois d’août ayant fait gonfler le corps du défunt
    Je me souviens quand il racontait quand les collèges artisans du pays vinrent le voir après la mort du bébé, son fils. Comme ils ne savaient quoi lui offrir ils s’étaient regroupés pour lui offrir un petit cercueil en plomb.

  4. Colette BLAISE dit :

    IL EST VRAI QUE CES PERIODES RITUALISEES « AIDAIENT » A CONCRETISER LA PERIODE DE DEUIL. ELLES SERVAIENT DE REPERES AUX FAMILLES ENDEUILLEES.
    DE NOS JOURS L ABSENCE DE CEUX CI « BANALISENT » L EVENEMENT.
    EST CE UN PROGRES ?

  5. Eh bien je suis comme Philippe Person, moi aussi c’est ce que j’aime lire dans les « Soirées de Paris »!
    Une précision: « Le deuil sied à Electre » est une trilogie du dramaturge américain Eugene O’Neil, adaptée de « L’Orestie » d’Eschyle, avec névroses familiales en tous genres.
    Effectivement, il faudrait aujourd’hui faire son deuil comme on fait ses courses, des manières ou pas de manières du tout, je retiens la notion de « petit deuil », qui pourra me servir à la prochaine occasion, car je n’ai plus personne dans la catégorie « grand deuil ». C’est déjà ça de gagné…

  6. Jean-Christophe Ballot dit :

    Merci Lise pour ces réflexions aux quelles j’apporte rais ma pierre en évocation les courriers que l’on se doit (devait) d’adresser aux proches, à la famille. C’est un exercice social, mondain ou très intime et plein de compassion, c’est selon… Mais la pratique se perd me semble-t-il…

  7. Tout à fait d’accord avec vous Jean-Christophe,
    je chéris les lettres que j’ai reçues à la mort de mes parents…

  8. Sandra dit :

    Merci pour ce bel article, et bravo d’avoir déniché cette pépite !

    Je pense à cette femme qui s’est récemment rendue à l’enterrement de son père habillée d’une robe fleurie et au bras de son nouvel amant, inconnu de toute sa famille.
    Les protocoles avaient-ils du bon en ce qu’ils permettaient de border les excès des gens perdus dans ces moments difficiles, et peut être de « forcer » les processus psychiques (de deuil en l’occurence) ?
    Où n’étaient-ils que leurres permettant de masquer, je dirais même de voiler l’impossibilité psychique, parfois, du deuil ?

  9. Bertrand Marie Flourez dit :

    En effet : plaisir et intérêt de ces lectures qu’on ne trouve qu’ici ! Merci.
    C’est donc aussi une illustration (l’intérêt est souvent fécond) de la tendance lourde de nos sociétés à nous isoler et nous désocialiser, alors même que les réseaux sociaux abondent. Le deuil ‘ancien’ est tout autant personnel que collectif en ce qu’il est partagé et visible. En ne montrant quasiment plus rien, on ne fait pas qu’occulter la mort qui n’est pas très vendeuse ; on coupe aussi des solidarités, ce nous rend plus vulnérable.

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