Chanson noire

Waco, Texas, en 1916 ; à moins que ce ne soit en juin 1936, ou plus récemment… Il se méfiait, le Tom, les blancs avaient mis leurs habits du dimanche. Mais nous n’étions pas dimanche. Tom presse le pas quand il passe devant le bar. Johnny « belle gueule » le regarde étrangement derrière la vitre surtout depuis qu’il sait que Tom sait lire mais pas lui, Johnny «  sale gueule ».

C’était un jour de « Necktie Party », mais le nègre ne l’apprendra que trop tard. Jour de pendaison, jour de lynchage, on eût vite fait de mettre la main sur Tom. Il n’arrivait pas à courir. Était-ce la peur qui l’avait vissé au sol, il est vrai que la vue de tout ces blancs qui l’entouraient, habillés sur leur 31, ne lui laissaient que peu de chance. Et la chance ne fut pas au rendez-vous. Entre 1882 et 1968, 4742 noirs ont connu le même sort dont la moitié dans le Mississippi, la Géorgie, le Texas, l’Alabama et la Louisiane. On en a même fait un commerce, les victimes lynchées ou brûlées vives étaient prises en photos, revendues sous forme de cartes postales mais la poste fédérale en a finalement interdit l’acheminement en1908.
Ces crimes étaient aussi considérés comme des spectacles pour la communauté blanche américaine.
Une chanson composée en 1939 par Abel Meeropol afin de dénoncer les Necktie Party (pendaison) qui avait lieu dans le Sud des États Unis fut offerte à Billie Holiday. Elle devint son combat.

Paroles de la chanson «Strange Fruit» (1) avec traduction

Southern trees bear strange fruit
Les arbres du Sud portent un fruit étrange
Blood on the leaves and blood on the root
Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines
Black bodies swinging in the southern breeze
Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud
Strange fruit hanging from poplar trees
Un fruit étrange suspendu aux peupliers
Pastoral scene of the gallant South
Scène pastorale du vaillant Sud
The bulging eyes and the twisted mouth
Les yeux révulsés et la bouche déformée
Scent of magnolia sweet and fresh
Le parfum des magnolias doux et printannier
Then the sudden smell of burning flesh
Puis l’odeur soudaine de la chair qui brûle
Here is a fruit for the crows to pluck
Voici un fruit que les corbeaux picorent
For the rain to gather, for the wind to suck
Que la pluie fait pousser, que le vent assèche
For the sun to ripe, to the tree to drop
Que le soleil fait mûrir, que l’arbre fait tomber
Here is a strange and bitter crop !
Voici une bien étrange et amère récolte !

Billie Holiday chantant « Strange fruit » sur Youtube. Photo: PHB/LSDP

Bien qu’artiste reconnue, Billie Holiday a dû exister dans un monde à 99 % masculin, et lorsqu’elle partait en tournée avec un orchestre de Blancs et pour un public blanc: on lui demandait de passer par la porte de service ou d’utiliser le monte-charge… Aussi quand, en 1939, un jeune prof lui proposa « Strange Fruit », ce texte séduit d’emblée son public. Arte avait consacré en 2015, l’occasion du centenaire de la naissance de Billie Holiday, un documentaire et un concert-hommage de Cassandra Wilson. « »Ce morceau est très difficile à interpréter « , souligne la chanteuse. « Ma mère, poursuit Cassandra Wilson, a vu un lynchage, petite. Elle a attendu que j’aie 20 ans pour me le raconter. J’ai ressenti son effroi, sa peine, son isolement extrême. Son récit m’inspire quand je reprends la chanson. »

Si Billie Holiday fut reconnue en tant qu’artiste, sa vie reste tumultueuse: abus d’alcool et de drogues, amours multiples à tendance masochiste (écouter Don’t Explain une superbe reprise de Beth Art https://www.youtube.com/watch?v=YubxwAU1Vuk)
Elle va devenir la reine des clubs de jazz de New-York. C’étaient des endroits où on vendait de la marijuana. Ils étaient quinze ou vingt à se passer des joints au vu et su de tout le monde, les flics leurs foutaient la paix. Il y avait quatre ou cinq tea pads (où l’on vendait de l’herbe) dans le quartier. On y retrouvait la plupart des gens du show-biz. On se disait : « On est fous et on est heureux. On s’éclatait » rapporte le magazine Vanity Fair.
Mais Edgar Hoover, qui tenait d’une main ferme le FBI, ne supportait pas qu’on lui échappe. Il voulut s’en prendre à Billie Holiday. Elle eut le marché en main, retirer « Strange Fruit » de son répertoire, le FBI alors l’oubliera. Elle continua de chanter « Strange Fruit »… A New York, elle va sombrer dans la drogue, l’alcool et eut affaire à la justice. Elle fut même privée de carte professionnelle pour atteinte aux bonnes mœurs, elle ne pourra pas chanter pendant longtemps dans les clubs new-yorkais vendant de l’alcool. La malédiction d’Edgar ?

C’est avec le Mouvement des droits civiques, que « Strange Fruit », de par sa dimension symbolique, eut un effet comparable au refus de Rosa Parks de céder sa place à un Blanc dans un bus, le 1er décembre 1955. Outre « We Shall Overcome » et peut-être aussi « The Death of Emmett Till » de Bob Dylan, aucune autre chanson n’est aussi intimement liée au combat politique des Noirs pour l’égalité. Élevée au rang de Marseillaise noire ou qualifiée avec mépris de chanson de propagande à ses débuts, la chanson a progressivement pris une autre dimension en tant que réquisitoire pour la dignité et la justice. Signe des temps, alors qu’en 1939, le Time Magazine qualifiait « Strange Fruit » de musique de propagande, le même magazine hissait, soixante ans plus tard, le titre au rang de chanson du vingtième siècle.
Peut-être qu’un jour parlera-t-on de crimes contre l’humanité ?

Bruno Sillard

Nina Simone chantant « Strange Fruit ». Youtube. Photo: PHB/LSDP

Ecouter « Strange fruit » (Billie Holiday)
Et une version de Nina Simone magnifique

La photo d’ouverture (domaine public) provient de Wikipédia

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6 réponses à Chanson noire

  1. Derigny Didier dit :

    André Billy, Billie Holiday, vous avez trouvé ce point de vue qui rapproche les contraires
    comme blanc et noir , comme hier et demain , avec ce Strange fruit d’aujourd’hui.

  2. Durant mes années américaines à Los Angeles, j’ai entendu un jour des amis employer cette expression : « You are barking up the wrong tree! » ( « Tu aboies au pied du mauvais arbre »). Mes amis m’ont expliqué qu’il s’agissait d’un dicton se référant à l’époque où dans le Sud, les chiens des blancs chassaient les noirs réfugiés dans les arbres. Le dicton est ensuite passé dans le langage courant, pour indiquer quelqu’un qui fait fausse route et se trompe complètement. Ca m’a fait froid dans le dos…

  3. Chauvet Alain dit :

    Rappel poignant de ce qu’un monde vorace et borné peut générer.

  4. Steven dit :

    Terrible histoire et d’autant plus terrible qu’elle nous montre un danger toujours très proche. S

  5. PIERRE DERENNE dit :

    L’homme est un loup pour l’homme. Rien ne change jamais. En Côte d’Ivoire, il y a peu, des ivoiriens lynchaient des Ghanéens en mettant le feu à un pneu passé autour du coup de leurs victimes. La CIA torture allègrement avec la complicité de pays européens. Dernièrement, un soldat israélien achève sans aucune raison valable, un palestinien blessé à terre. Là, une famille disparaît et, nous apprendrons probablement bientôt les détails d’un massacre. Le XXème siècle a vu l’assassinat de 600 millions de personnes, soit la totalité de la population mondiale au XVIIIème siècle. Il n’y a aucune raison pour que le XXIème ne fasse pas mieux ! Ceci dit l’interprétation de Billie Holiday est très belle.

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