Nemo ou La clef des Songes

Dans une salle de 1600 personnes prennent place des hordes d’enfants qui soudain chuchotent – les instruments s’accordent, le noir se fait, le public est pris comme au cirque, le pestacle nous ramène tous en enfance. C’est un opéra qui se joue, une œuvre musicale « tous publics », vraiment tous, même les adultes non initiés à l’opéra, même les non mélomanes que la musique contemporaine déroute.
C’est qu’il est question d’enfance ici. De l’enfance de la BD – les librettistes Olivier Balazuc et Arnaud Delalande inventent l’aride âge adulte du protagoniste de « Little Nemo in Slumberland », vaste série de planches créée par Winsor McCay en 1905 qu’on regarde comme fondatrices du neuvième art. De l’enfance des spectateurs adultes, qui presque tous ont – à l’instar des auteurs et du compositeur, David Chaillou – des souvenirs de lecture émerveillée par ces planches bigger than life. De l’enfance de ces jeunes spectateurs que tout émerveille – les mains-marionnettes virevoltantes, les ballons gonflables formant des arbres mobiles, le méchant aux airs de Joker, l’orgie de bonbons…
Il est question d’enfance et d’initiation.

Nemo n’est plus l’enfant de 1905 qui dans la case en haut à gauche de chaque planche accepte d’aller au lit, puis traverse une fantasmagorie toujours recommencée, et se réveille tout en bas à droite dans un monde que la force du rêve a mis sens dessus-dessous. Nemo ne rêve plus. Un librettiste et un scénariste de BD ont développé un fil narratif qui revisite les séquences brèves de Winsor McCay et dédouble le personnage. Si en 1905 Little Nemo était un garçonnet agité dans sa vie diurne et un aventurier intrépide dans sa vie onirique, en 2017 Nemo est un entrepreneur avide dont jaillit un enfant aventureux. L’entrepreneur qui clame que « le temps se paie comptant » domine un décor qui rappelle celui de Picasso pour Parade, ironiquement moderne ; mais la mort de sa mère et la visite du pétillant Môme Bonbon, « péché véniel/ tout en sucre et tout en miel », lui font prendre conscience qu’il est « lourd, vide et fatigué ». Et c’est la crise partout, même au pays des rêves, car le roi Morphée a perdu la Clé des Songes et « tous malheurs des hommes viennent de ce qu’ils ne rêvent pas assez ».

Nemo, redevenu enfant, incarné par la voix de Chloé Briot, devra affronter des charmes malfaisants en forme de champignons ou papillons et sauver le royaume en contrant les malveillances de Flip, personnage ambigu qui se présente comme « le frère de sang, de lait, d’ombre, ou le cousin » de Nemo – c’est le même baryton, Richard Rittelman, qui chante les rôles de Flip et de Nemo adulte. On devine la suite de la fable, entre opposants et adjuvants, et la quête de la Clef et son dénouement, féérie déployée dans un tonitruant Carnaval des Nations et aboutissant au Rêve Général… On ne peut deviner par contre le vestiaire magique et fantasque, l’inventivité des décors de Bruno de Lavenère où Jeff Koons et Gilbert & George se teintent de fête foraine, les bonds du danseur Vincent Clavaguera-Pratx dans le rôle silencieux d’Imp le Sauvage, Flip verdâtre traversant le parterre d’enfants sidérés. Et on ne peut deviner, et je ne sais décrire, la musique tour à tous puissante et aigrelette.

Car n’est pas du théâtre musical, c’est bien un opéra, une initiation à la musique contemporaine qui dissipe tout ce qu’une création peut avoir de cérébral. David Chaillou ne s’interdit rien, emprunte à Mozart comme au jazz, exploite la musique électronique et la musique concrète. Sous la direction de Philippe Nahon, treize musiciens de l’ensemble Ars Nova et le choeur d’Angers Nantes opéra donnent vie à une partition où le piano échange avec des instruments aux noms aussi percutants que poétiques: tam-tam, marimba, glockenspiel, temple blocks, grelots, crotales, timbales, cymbales, vibraphone, xylophone, eliophones, grosse caisse symphonique, caisse claire, flûte à coulisse. Chaque personnage est caractérisé par une orchestration qui varie pour désigner les variations du personnage, chacun étant doublé par un instrument, la flûte à coulisse pour le Môme Bonbon, le glockenspiel pour Nemo… Le jeune compositeur, qui écoute les bruits de la rue et les gens dans les cafés – car selon lui la vie quotidienne offre des sons bruts qui peuvent se transformer en musique pour celui qui écoute – veut écrire sur le réenchantement du monde, et persuade chaque spectateur de déposer l’âge et les armes.

Isabel Violante

Angers Grand Théâtre
vendredi 24 mars 2017
Aperçu sur Youtube

Photos: Jef Rabillon pour Angers/Nantes-Opéra

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