Rester au sommet

Pour les divas et divos, arriver au sommet tient du miracle, tant il faut pouvoir concilier de qualités différentes, ce dont le public est loin de se douter. Mais quand on arrive au sommet, se pose alors la question tout aussi insensée d’y demeurer. Tous les pièges du monde vous guettent : on vous réclame partout, vous devez signer des contrats trois ou quatre ans à l’avance sans savoir où en sera votre voix, on veut vous enfermer dans un répertoire ou au contraire vous pousser trop tôt vers des rôles qui pourraient se révéler fatals. Et chaque fois que vous entrez sur scène, la salle entière est à l’écoute du moindre manque de souffle, d’un pianissimo moins longtemps tenu ou d’un aigu un peu moins vaillant. Le cinéaste français et metteur en scène d’opéra Benoît Jacquot n’a pas tort de comparer une représentation d’opéra à … une corrida !

Alors saluons le retour de la santé vocale du ténor starissime du moment (depuis une bonne décennie), le munichois Jonas Kaufmann, âgé de 47 ans, qui nous a donné bien des inquiétudes lors d’un passage à vide vers la fin de l’an dernier (interdiction de chanter pendant quelques mois à cause de l’éclatement d’une petite veine sur les cordes vocales). Et n’oublions jamais qu’il possède de solides atouts pour durer : non seulement il a commencé ses études musicales vers l’âge tardif de vingt ans, mais la reconnaissance internationale lui est venue elle aussi tardivement, vers l’âge de 35 ans. Alors qu’un Alagna n’a cessé d’enchaîner les grands rôles depuis l’âge de 25 ans, et que même si son excellente technique lui a permis de franchir récemment la cinquantaine en étant toujours présent sur les grandes scènes, sa voix n’est plus exactement ce qu’elle était.

Non seulement Jonas Kaufmann a pris le temps de faire avec sa voix ce que jamais aucun ténor n’avait réussi avant lui (notamment « chanter l’opéra comme le lied »), mais il en prend le plus grand soin, en lui offrant tour à tour la scène lyrique, les récitals (lieder généralement), et les enregistrements.

Ainsi vient-il de frapper un (nouveau) grand coup en nous donnant un enregistrement du « Chant de la terre » de Gustav Mahler accompagné par le Philharmonique de Vienne s’il-vous-plaît. Dans le livret accompagnant le CD, il raconte qu’il a dû attendre longtemps, très longtemps, pour se sentir prêt, après une catastrophique tentative à 20 ans. Ayant écouté le (légendaire) disque de Klemperer avec le (légendaire) ténor Fritz Wunderlich et la (légendaire) mezzo Christa Ludwig, il achète la partition et « entonne de toute son âme » le premier lied, « La Chanson à boire de la douleur de la terre » : « et au bout d’une seule page, ma voix était déjà complètement enrouée ». Il suffisait d’attendre près de trente ans…

Comme il est devenu entre temps « le plus grand ténor du monde », il peut se permettre de s’adjuger les deux rôles, celui du ténor et de la mezzo, alors que Mahler avait alterné l’un et l’autre au cours des six lieder. Bien entendu cela a fait grincer les dents de quelques musicologues et critiques, mais je dois avouer que ne connaissant pas l’œuvre, je l’ai abordée en toute candeur, et l’ai reçue comme une révélation. Les circonstances de la création de cette série de lieder basés sur des poèmes chinois (plus proche d’une «symphonie », dixit Mahler, car la musique rivalise à part égale avec les voix), sont bien connues : la fille de Mahler vient de mourir à 4 ans de la diphtérie, le compositeur a été forcé de donner sa démission du poste de directeur de l’opéra de Vienne, et il vient d’apprendre qu’il souffre d’une grave maladie cardiaque.

Kaufmann parle donc logiquement de « travail de deuil », mais insiste que pour lui, cette musique « n’est pas faite ici que de chagrin et de désespoir », et qu’à la fin, « L’Adieu », avec la répétition du mot « ewig » (éternellement), a quelque chose de rédempteur qui le laisse « apaisé… libéré ».

Pour qui ne connait pas les couleurs infinies de son timbre sachant se faire aussi sombre qu’impalpable, ce disque est l’occasion de les découvrir : de la « Chanson à boire de la douleur de la terre » au souffle wagnérien jusqu’à « l’Adieu » final si délicatement ténébreux, en passant par la douceur obstinée des chants des oiseaux ou la poignante beauté des jeunes filles au bord de la rivière, le ténor nous donne une fabuleuse leçon de poésie.

Ajoutons que « Le Monde » daté du 24 juin vient de consacrer une page entière à sa prise de rôle d’«Otello» de Verdi sur la scène de Covent Garden à Londres le 21 juin dernier. La photo du beau Jonas sur scène en Otello occupe trois quarts de page, et la critique de sa performance est dithyrambique, attestant qu’il sait demeurer au sommet dans l’un des rôles de ténor les plus difficiles du répertoire.

« Eugène Onéguine » le 28 mai à l’Opéra Bastille avec Anna Netrebko. Photo: LBM

L’équivalent féminin de Jonas Kaufmann est incontestablement la soprano russe Anna Netrebko, que toutes les grandes scènes mondiales s’arrachent. Sachant que les voix de soprano sont d’une grande délicatesse, admirons la façon dont la Netrebko a su faire évoluer sa voix, au fil du temps, vers des rôles plus lyrico-dramatiques, et se retrouve à 45 ans « au sommet de son art », comme on dit. Ainsi a-t-on remonté récemment, pour lui faire plaisir, à l’Opéra Bastille, une bien ancienne production d’ «Eugène Onéguine » de Tchaïkovski datant de 1995 (six représentations du 16 au 31 mai derniers).

La mise en scène très épurée de Willy Decker a quelque chose d’intemporel, alors que j’ai eu un peu de mal à voir dans la désormais plantureuse Anna de 45 ans la toute jeune Tatiana perdue dans ses rêves de jeune campagnarde romantique. Par contre au troisième acte, la toujours belle Anna était magnifique en Tatiana devenue, quelques années plus tard, la riche princesse Grémine. Par son allure et le raffinement de son chant, on retrouvait la diva des divas, ovationnée par un public qui n’était venu que pour elle. Pourtant, la Netrebko n’a pas honoré la dernière représentation de la série « pour raisons personnelles », tandis que les réseaux sociaux la montraient en visite dans les lieux les plus touristiques de Paris. De quoi confirmer, une fois de plus, sa réputation de diva, mais elle a promis de revenir à Bastille l’an prochain dans « Traviata », le rôle même qui l’avait révélé à Salzbourg en 2010 avec Rolando Villazón. Nous verrons bien alors si elle est toujours… au sommet.

Et quand on est la phénoménale Cecilia Bartoli, la mezzo italienne dont le « Vivaldi Album » s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires en 1999, celle qui a eu pour seul et unique professeur de chant sa mère, celle qui a redécouvert, d’année en année, des répertoires baroques oubliés qu’elle était seule capable de servir, avec leurs stupéfiants « airs de fureur », celle qui a su faire de chacun de ces disques des événements médiatiques étourdissants ?

Eh bien nous venons de la retrouver le 22 mai dernier salle Gaveau lors d’un récital intime en duo avec le contreténor français Philippe Jaroussky et son ensemble baroque Artaserse. Comme toujours avec Cecilia, le programme était musicalement raffiné. Intitulé « Idolo Mio », il s’articulait autour de trois maîtres italiens, le grand Monteverdi considéré comme l’inventeur de l’opéra, son disciple vénitien Francesco Cavalli qu’on ne cesse de redécouvrir  en France, et leur successeur Agostino Steffani qu’on connait fort peu, couvrant ainsi un siècle de musique italienne.

Avouons tout d’abord que la canicule régnait dans cette célèbre salle non climatisée, ce qui ne prêtait pas à l’indulgence, et que je n’ai jamais éprouvé de passion pour Philippe Jaroussky qui surfe sur la vogue des contreténors depuis une quinzaine d’années avec le succès que l’on sait, mais dont la voix et l’expressivité ne me touchent pas.

Qu’allait donner le duo entre cette Cecilia toujours pleine de feu et ce chanteur trop sage ?

Quelque chose de bien trop sage à mon goût, justement. Je n’ai pas retrouvé la Bartoli à laquelle j’étais habituée, celle qui arpentait la salle du Théâtre des Champs-Élysées en cuissardes noires et cape rouge il y a quelques années, pour le lancement de son disque sur les castrats, étant allée jusqu’à étoffer sa cage thoracique pour rivaliser d’ardeur avec eux, déchaînant les foules. En fait, je ne l’ai vraiment retrouvée que lors de l’unique et bref « air de fureur » de la soirée signé Steffani, et le public ne s’y est pas trompé, qui lui a fait alors une ovation.

Et puis est-il encore temps pour elle, à 51 ans, de garder la longue queue de cheval de ses débuts et de s’habiller d’une robe à paillettes plutôt démodée ?

Attendons son prochain enregistrement ou sa prochaine apparition pour savoir si elle a regagné les sommets.

Lise Bloch-Morhange

 

 

 

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