Opéra, la bataille estivale des Carmen et des Aida

A ma grande surprise, j’ai lu dans la revue Diapason de l’été que le grandissime maitre brésilien du clavier Nelson Freire (70 ans)* n’écoute pratiquement plus de disques, mais passe son temps sur YouTube. « L’âme sœur » de Martha Argerich y a redécouvert, entre autres, un concert donné par Emil Guilels en 1952 à Montevideo, « sans doute le plus beau son de piano ».
Ce qui est aussi vrai pour les fous d’opéra (un pléonasme, puisqu’on ne peut aimer l’opéra sans en être fou…). Que d’heures peut-on passer sur YouTube à voir et écouter les grandes voix d’hier et d’aujourd’hui, l’une entrainant l’autre, puisqu’on propose sans arrêt de nouveaux enregistrements, pirates ou non, anciens ou actuels.

Ci-contre: Aïda Chorégies d’Orange 2017

Il n’y a pas que YouTube pour assouvir sa passion lyrique, il y a aussi la télévision et le petit écran de nos ordinateurs (sans oublier les salles de cinéma, depuis le lancement de la série « Live from the Met » il y a dix ans, abondamment imitée). Cet été, sur ce plan, nous avons été particulièrement gâtés par le Festival International d’Art lyrique d’Aix-en-Provence (soixante-neuvième saison), car nous avons pu suivre sur Arte ou Culturebox (site internet gratuit), et ainsi voir ou revoir, chacune des cinq œuvres proposées à Aix : l’opéra contemporain « Pinocchio » de Boesmans, « Carmen » de Bizet, « The Rakes’ Progress » de Stravinski, « Don Giovanni » de Mozart, « Erismena » de Cavalli. Toutes ces œuvres étant toujours visibles sur le site d’Arte ou de Culturebox.

Bien entendu l’expérience in situ n’est pas la même, il manque le public chic habillé de blanc, les étoiles et la brise de la cour de l’Archevêché, ou la foule plus spontanée du Grand Théâtre de Provence. Mais n’étant pas allée à Aix cette année bien qu’étant une habituée, je pense m’être fait quand même une assez bonne idée sur mon petit écran. Pour moi comme pour la critique (et vous pouvez vous en assurer en allant sur le site d’Arte), le grand événement fut la « Carmen » mise en scène par « l’enfant terrible » russe de la scène européenne Dmitri Tcherniakov, adepte des paris délirants. En l’occurrence, situer « Carmen » dans le décor unique du hall d’une sorte de maison de repos style années 30 staliniennes. Don José, au bord de la dépression et du divorce, est amené en ce lieu par sa femme, alias Micaëla. Pour tenter de lui rendre goût à la vie, les pensionnaires vont donner une représentation de « Carmen », et notre héros va se prendre au jeu et tomber vraiment amoureux de l’héroïne. Quelle idiotie, direz-vous ! Sauf que la première sidération passée, je suis entrée peu à peu dans le jeu de Tcherniakov, précisément parce que sa mise en scène fait ressortir les sentiments profonds et l’aliénation moderne des personnages de Bizet, un peu à la manière des premiers films de Godard des années 60. Et bien sûr il y a la Carmen de Stéphanie d’Oustrac, que nous connaissons depuis ses lointains débuts baroques, une Carmen déchainée comme nous ne l’avons jamais vue, et l’admirable musique de Bizet, inépuisable, qu’on redécouvre chaque fois, même si « Carmen » est l ’opéra français, ou l’opéra tout court, le plus joué au monde.

Comble de bonheur, nous avons eu droit le 16 juillet sur Arte, en direct de l’Opéra de Paris, une autre « Carmen », toujours visible sur Culturebox. Il s’agissait de la dernière représentation de la saison de cette « Carmen » annoncée comme une nouvelle production, mais reprenant en réalité sur la scène de Bastille une mise en scène du catalan Calixto Bieito qui a beaucoup tournée en Europe depuis sa création. Pour cet unique « bouquet final », un couple chevronné qui avait déjà vécu le drame de Bizet sur la scène du Metropolitan Opera en 2010 : Roberto Alagna, fidèle à lui-même dans un de ses rôles fétiches mais une prise de rôle sur cette scène, sachant tirer avantage de sa belle technique, et la grande mezzo lettone (dans tous les sens du terme) Elina Garanca, une Carmen blonde plus sculpturale que sensuelle (même quand elle enlève sa petite culotte de dentelle noire pour chevaucher son amant !). Mise en scène stylisée de Bieito, avec décor minimaliste, un grand mat où flotte un drapeau occupant tout l’espace, puis un groupe de voitures entouré des bandits gitans, puis un taureau énorme en carton pâte. En comparant les deux approches, celle du Russe et du Catalan, l’une imprégnée d’aliénation des esprits, l’autre d’âpreté sociale, on aurait crû voir deux œuvres différentes, si l’admirable musique de Bizet ne les réunissait pas.

Dans l’autre grand temple lyrique estival français, celui des Chorégies d’Orange (quarante-sixième saison de la formule actuelle), la télévision publique a fait son office en diffusant en direct les deux productions maison, puisque on n’y monte que deux opéras par été, donnés deux fois seulement. Car il faut remplir les gradins de 8 500 places du plus beau théâtre antique d’Europe, dont la restauration fut décidée en 1825 par Mérimée, puis assurée par Jean-Camille Formigé à partir de 1895, à l’époque où il dessinait « Le Fleuriste d’Auteuil » (ce même « Jardin botanique des Serres d’Auteuil » aujourd’hui bétonisé par la fédération de tennis et la Ville de Paris). Questions qui sont d’ailleurs au cœur des préoccupations actuelles des responsables de ce lieu merveilleux, et dont les médias se sont fait abondamment l’écho cet été. Les Chorégies sont en déficit (1,5 millions d’euros), les banques ont refusé un prêt, mettant le festival en grand danger. Pourtant le plus beau festival de France s’autofinance à 80 % et ne reçoit que 960 000 euros de subventions, alors que celles d’Aix-en-Provence atteignent 8,5 millions.
Que faire ? Le nouveau directeur, Jean-Louis Grinda, venu de l’Opéra de Monte-Carlo, succédant à Raymond Duffaut démissionnaire, met ses espoirs dans un audit bientôt disponible, dans la baisse du prix des places de 20 % appliquée dès cette année, et dans une programmation plus éclectique dès l’an prochain : « Mefistofele » d’Arrigo Boito, « Barbier de Séville »  de Rossini, jamais encore donné ici, danse, récitals, ciné-concert. Le diable de Francfort et le barbier de Séville sauveront-ils ces Chorégies, plus ancien récital lyrique français, qui fêteront en 2019 leurs 150 ans, leurs « premiers débuts » remontant à 1869, sous le Second empire, lors de « Fêtes romaines » ?

Je me souviens du désespoir de Raymond Duffaut devant annuler la seconde représentation du « Vaisseau fantôme » de Wagner en 2013, par manque d’enthousiasme public, puis face à l’annulation de dernière minute du récital de Roberto Alagna cette même année, qui plombe encore les comptes. Je me souviens aussi de notre Roberto national annonçant, juste avant son dernier « Trouvère » du 4 août 2015, ses adieux officiels aux Chorégies, alors qu’il abordait la cinquantaine et qu’il y avait attiré les foules depuis vingt deux ans ! Trop d’impondérables, a-t-il déclaré. L’immensité de l’espace ( ce mur romain incomparable, demeuré intact, de 37 mètres de haut sur 100 mètres de long ), le mistral joueur, la pression depuis plus de vingt ans… Peu avant, l’inégalable Jonas Kaufmann venait d’interpréter Don José devant le mur incomparable, et déclarait son bonheur de chanter sous les étoiles.

Cette année, dans ce que certains appellent « le plus bel endroit du monde pour écouter de l’opéra », avec son public le plus vivant et le plus connaisseur à la fois, nous avons eu droit à nos deux Verdi. Ayant déjà vu « Rigoletto » ici même avec le baryton vétéran Léo Nucci il y a quelques années dans le rôle du bouffon, je me suis contentée de le regarder à la télévision. Et je ne peux pas dire que j’ai partagé l’enthousiasme du cher public et de la critique pour la jeune soprane américaine Nadine Sierra, nouvelle coqueluche du Met, ce genre de soprano léger n’étant pas ma tasse de thé, mais chacun peut encore en juger en regardant Culturebox. Par contre j’étais bien là le samedi 9 août, et lorsqu’à 21h30 précises, les musiciens du National (Orchestre National de France) ont attaqué le bref et magnifique prélude d’«Aïda », nous avons soupiré d’aise, de gradin en gradin, sous ce vent soufflant par légères rafales après ces journées de canicule, tandis que la chevelure blanche de maestro Paolo Arrivabeni semblait s’envoler, tout comme les voiles des interprètes, là-bas, tout le long du mur. Personnellement, je n’avais d’yeux et d’oreilles que pour l’Amnéris de la mezzo géorgienne Anita Rachvelishvili, entendue dans ce rôle à l’opéra Bastille lors de la saison 2015-2016. Quant à Aïda, une remplaçante de dernière minute hélas, comme l’a déclaré à l’entracte un voisin à l’accent chantant du midi : « Elle a une bien petite voix ». On peut encore en juger sur le site de Culturebox.

Ce qu’il y a de bien à Orange est que le splendide mur romain étant un décor à lui tout seul, on se contente de mise en espace, et on se concentre sur la musique et les voix, essences mêmes de l’opéra. Mais en salle, c’est tout autre chose, comme on a pu le vérifier one more time lors de la diffusion sur Arte de cette autre « Aïda » donnée au Festival de Salzbourg, retransmise le 12 août dernier sur Arte ((toujours visible sur Arte concert replay pendant une vingtaine de jours). Car deux stars se partageaient l’affiche : la plus célèbre soprano lyrique du monde, Anna Netrebko, et Shirin Neshat, vidéaste-photographe militante iranienne réfugiée à New York.
Dans sa prise de rôle, l’époustouflante Anna fut à la hauteur de sa réputation, maestro Riccardo Muti y ayant veillé, fidèle à sa réputation de travailler chaque nuance avec les chanteurs durant les vingt-deux années où il a régné musicalement sur la Scala de Milan.
Quant à la vidéaste, allait-elle révolutionner visuellement « Aida » ? L’attente était grande, mais hélas l’artiste est tombée dans des clichés, genre grand cube tournant sur lui-même occupant la scène, etc. Sur le plan scénique, le mur du théâtre antique d’Orange est sorti grand vainqueur de la compétition des deux « Aïda ».

Lise Bloch-Morhange

https://www.arte.tv/fr/videos/arte-concert/
http://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/opera/videos/

* Nelson Freire interprétera le 13 octobre à la Maison de la Radio le Concerto pour piano et orchestre n°20 de Mozart

 

 

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