Bruxelles sous les griffes de Baudelaire

«Bruxelles sent le savon noir. Les chambres d’hôtel sentent le savon noir. Les lits sentent le savon noir. On lave les façades et les trottoirs même quand il pleut à flots. Manie nationale». Avec l’espoir de trouver un éditeur pour le trois volumes de ses « Variétés » et aussi pour y donner quelques conférences, Charles Baudelaire décide en 1864 d’emménager à Bruxelles. Il a 43 ans, ses finances sont précaires, sa santé n’est guère brillante, il a déjà l’allure d’un vieillard. Venu pour quelques mois, il passera finalement deux années en Belgique, les deux dernières de son existence. Ce séjour sera un fiasco total, mis à part peut-être la rencontre avec le peintre namurois Félicien Rops.

Des cinq conférences prévues, il ne donnera que deux, et les éditeurs ne se montreront guère intéressés par ses propositions. Avec rage, il accumule les notations contre la Belgique et ses habitants en vue d’un ouvrage dont le titre n’est pas défini mais qui pourrait s’appeler «Pauvre Belgique».

Publié longtemps après la mort de Baudelaire, ce recueil plein de hargne et d’acrimonie témoigne surtout de l’état de santé morale et physique de l’écrivain. Les propos peu amènes qu’il y tient sur les coutumes ménagères des Belges (le savon noir) ne sont rien à côté de ce qu’il écrit sur le femmes ( «Il y a ici des femelles, il n’y a pas de femmes»), sur les enfants («pouilleux, crasseux, morveux, ignobles») et d’une façon générale sur les habitants : «Tous les Belges sans exception ont le crâne vide». Voilà qui est dit. On ne discute pas.

Si rien ne trouve grâce à ses yeux, Baudelaire n’aurait certainement pas pu taxer les Bruxellois de revanchards ou de rancuniers. Il aurait même pu souligner leur sens de l’humour et de l’autodérision. Un siècle et demi après la rédaction de ce pamphlet haineux, la ville propose une exposition sur le séjour du poète à Bruxelles, et pour en faire la publicité, sur les affiches ou dans les annonces radiophoniques, n’hésite pas à utiliser quelques sentences assassines comme celle-ci : «Petite ville, petits esprits, petits sentiments» ou encore «Le Belge est singe mais il est mollusque». Bien joué.

L’exposition se tient au cœur de la Grand Place, dans la Maison du Roi (ci-contre) à l’endroit même où Baudelaire donna en1864 sa première conférence sur Delacroix. Pour y accéder, le visiteur découvrira sur les murs, imprimées en noir sur fond jaune, les formules les plus virulentes, et parfois, involontairement, les plus comiques. On fera son fiel de quelques-unes d’entre elles avant de pénétrer dans l’exposition elle-même dont l’intérêt est moins anecdotique qu’il n’y paraît. C’est en effet une bonne occasion de découvrir l’histoire de la ville. La Belgique n’existe que depuis trente ans quand Baudelaire s’y installe. La jeune capitale a conservé son allure moyenâgeuse, la rivière qui la traverse (la Senne) n’est pas encore voûtée, la démographie augmente rapidement et l’industrie est en pleine croissance. L’eau potable de qualité manque souvent dans les bas quartiers, d’où la création de nombreuses brasseries produisant une bière faiblement alcoolisée. Le roi Léopold 1er est à la tête du jeune pays et, sous son règne, le pays connaitra une période de prospérité. Mais lui aussi recevra les flèches de Baudelaire qui le traite de «misérable petit principicule allemand».

L’atrabilaire ira même jusqu’à inviter le lecteur à remercier Dieu «de l’avoir fait non pas belge, mais français»… Mais attention ! En novembre 1864, il écrit au notaire Narcisse Ancelle : «Ce livre sur la Belgique est comme je vous l’ai dit, un essayage de mes griffes. Je m’en servirai plus tard contre la France».
Nous l’avons échappé belle.

Gérard Goutierre

Maison du Roi, Grand Place Bruxelles, jusqu’au 11 mars 2018.
Tous les jours sauf lundi, 10 h-17 h.
Tel. 32 (0)2 279 43 50

On lira avec intérêt l’ouvrage de Jean-Baptiste Baronian «Baudelaire au pays des singes» aux éditions Éditions Pierre-Guillaume de Roux , Paris.

L’image de couverture représente une édition de 1941 de « La Belgique toute nue ». Collection: Gérard Goutierre

Aspect de l’exposition sur Baudelaire à la Maison du Roi

 

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2 réponses à Bruxelles sous les griffes de Baudelaire

  1. Pivoine dit :

    J’ai vu la photographie d’un premier panneau dans le métro… (Car là aussi il y en a). Le métro n’est pas un lieu très engageant. On n’est pas de très très bonne humeur quand on doit le prendre. Je ne suis pas sûre que lire tout cela me mette de meilleure humeur.

    L’exposition en effet, semble (après commentaires et réponses du musée) mettre l’accent sur le Vieux Bruxelles d’avant le voûtement de la Senne et qu’a immortalisé le peintre Jean-Baptiste Van Moer (entre autres). Ses tableaux sont disséminés un peu partout dans les bâtiments officiels bruxellois.

    Evidemment, je connaissais ce pamphlet de Baudelaire (syphilitique d’ailleurs). Etudiante, j’ai dû sourire, peut-être. Maintenant, je ne sais pas si c’était une très bonne idée de l’exhumer… Je reste perplexe.

  2. Pivoine dit :

    Sorry, j’aurais pu préciser qu’en effet, il était très malade au moment où il l’a écrit, et souffrant d’une maladie épouvantable…

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