D’ouest en est et réciproquement

Ambiance des grands soirs à Radio France, le 7 septembre dernier, pour saluer le concert de rentrée, le premier d’Emmanuel Krivine, nouveau directeur musical de l’Orchestre National de France. Ambiance mondaine, même, avec la présence notamment de la ministre de la Culture Françoise Nyssen et du directeur de l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner. Etait-ce pour célébrer la nomination d’un chef français à la tête de cette formation qui a vu se succéder, ces dernières décennies, tant d’étrangers, dont Lorin Maazel, Jeffrey Tate, Kurt Mazur et Daniele Gatti ? Sans être chauvin, on peut se demander en effet pourquoi tant de maestros français sont appréciés et nommés à l’étranger et non at home, tels Louis Langrée au Cincinnati Orchestra, Stéphane Denève au St. Louis Symphony, ou Alain Altinoglu à la tête de La Monnaie, l’opéra de Bruxelles.

Emmanuel Krivine arrive au National (création remontant à 1934 et réputation enviable d’avoir un «son» bien à lui) auréolé d’une véritable cote d’amour. Ce français d’origine russe par son père et polonaise par sa mère, d’abord très jeune violoniste, acquit sa réputation de chef brillant en tant que directeur musical de l’Orchestre National de Lyon de 1987 à 2000, puis de l’Orchestre français des Jeunes, puis de fondateur de la Chambre philharmonique, formation sur instruments anciens. Le concert inaugural s’est déroulé dans une atmosphère chaleureuse témoignant de son évident plaisir à se retrouver là, à soixante-dix ans, dans le demi cercle de lumière, face au National.

Mais personnellement, je n’ai pas été très convaincue par le programme. Après une «Passacaille en ré mineur» d’Anton Webern plutôt séduisante, j’ai trouvé Ann Petersen décevante dans son interprétation des «Quatre derniers lieder» de Strauss, dont je chéris un enregistrement par la grande Julia Varady. Non seulement je n’ai pas retrouvé les fulgurances de Varady, mais à vrai dire j’éprouvais tout simplement du mal à entendre la soprano danoise. Un comble ! Quant à la «Symphonie en ré mineur» de César Franck, donnée après l’entracte, elle m’a semblé bien souvent pesante et pompeuse.
Par contre, le 15 septembre, pour le concert de rentrée de la seconde phalange maison, l’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui fête ses quatre-vingt ans, son chef reconduit, Mikko Franck, nous a régalé de quelques pièces rares et subtiles de Ravel et Debussy, puis d’un «Sacre du printemps» de Stravinsky absolument électrisant. Bravo au chef pour ce beau programme !

La composition d’un programme ne relève-t-elle pas souvent du mystère, que ce soit celui d’une grande formation ou d’un soliste ? Pour tous les musiciens, il faut à la fois se faire plaisir et faire plaisir au public, mais le même problème se pose aux solistes comme aux chanteurs : comment savoir où l’on en sera quand on signe des contrats longtemps à l’avance ? Dans la belle grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie, à l’est de Paris, Nicholas Angelich relevait le gant le 6 octobre dernier en ouvrant la nouvelle série de la très fameuse manifestation « Piano **** » (Piano quatre étoiles), qui doit en être à sa septième décennie. Cet Américain de Paris est connu pour rechercher une grande cohérence dans ses programmes, d’ailleurs ce soir là, il a fait prévenir, par une annonce de dernière minute, qu’il annulait le premier morceau, un choral de Bach revu par Busoni. Il ne devait pas le «sentir» à ce moment là…

Haute silhouette massive surgissant gravement des coulisses, démarche traînante, buste ployé pour saluer le public sans un sourire, exécutant gravement la partition, son long visage à la Henry James aussi impassible qu’une statue ou presque, juste une petite grimace ici et là. Par ses manières et son physique, Angelich fait plus vieux que ses quarante-sept ans, avec ses cheveux clairsemés virant au blanc, mais il a sans doute toujours fait plus vieux que son âge, peut-être parce qu’il n’est pas facile d’être un des ces enfants prodiges qui donnent leur premier récital à sept ans, surtout lorsque les parents sont tous deux musiciens. Le couple s’étant connu en Serbie puis installé en 1965 aux États-Unis, l’enfant jouait en concert avec son père violoniste, tout en étant en osmose avec sa mère pianiste. Lorsque les parents ont divorcé, Nicholas, à treize ans, s’est installé à Paris avec sa mère, et s’est illustré au Conservatoire, récoltant rapidement d’illustres parrainages et se produisant sous la direction de grands chefs de par le monde.

Lorsque le défunt «Le Monde la musique» lui avait consacré sa couverture en février 2006, avec ce titre «le nouveau grand du piano», Nicholas Angelich (déjà six enregistrements passionnants à son actif) déclarait, au cours d’une interview, souhaiter, comme tout le monde, «vivre le quotidien de manière plus heureuse». Onze ans plus tard, on ne sait pas s’il est un homme plus heureux, et le pianiste demeure impassible au clavier. Le Bach annulé, nous avons été pris un peu à froid par la «Clair de Lune», la fameuse sonate de Beethoven, mais dans les «Sept Fantaisies op.116» de Brahms, il était pleinement lui-même. Sa réputation de «pianiste romantique» tient au répertoire qu’il affectionne mais pas à manière de jouer, et son exécution des fantaisies de Brahms était heureusement dénuée de tout romantisme exacerbé, la plupart du temps recueillie, sauf lors de brefs moments intenses. Il semble en fait constamment à l’écoute d’une voix intérieure, comme s’il faisait entrer le public dans son intimité musicale. Impression qui ne s’est pas démentie lors d’une pièce plus brillante, celle de la «Sonate n°8 en si bémol majeur»  de Prokofiev, celle là même qui fut créée le 30 décembre 1944 dans la grande salle du Conservatoire de Moscou par Emil Guilels, maître d’entre les maîtres.

Retour à l’ouest le 13 octobre à l’Auditorium de Radio France, dont les chaudes teintes des boiseries tranchent sur les vagues claires de la grande salle de la Philharmonie, pour entendre Nelson Freire, ce petit homme discret, ce grand maître brésilien de soixante-treize ans. Un must absolu pour moi, d’autant plus qu’il interprétait le  Concerto pour piano et orchestre n°20 en ré mineur» de Mozart, celui-là même qui me fut révélé à l’adolescence, sous les doigts de la seule et unique Clara Haskil, à la campagne, face au silence de la forêt d’Othe. Un souvenir inoubliable, insurpassable. Eh bien le 13 octobre, j’ai retrouvé chez Nelson Freire, jouant de mémoire bien sûr, quelque chose de ce doigté inimitable, avec sa façon de survoler les touches du piano, ses mains telles des oiseaux les effleurant à peine. Un véritable tour de magie. Il était déjà venu dans ces murs interpréter le  «Concerto n°4» de Beethoven le 24 mai dernier avec le National dirigé par Louis Langrée, et placée assez haut, à la verticale du piano, j’avais pu assister sidérée à cet envol d’oiseaux chantant sur les touches noires et blanches.

Question : comment se fait-il que la grande salle de la Philharmonie de 2400 places soit pleine lors du récital de Nicholas Angelich le 6 octobre dernier, alors que ce n’était pas le cas le 13 octobre pour Nelson Freire, à l’Auditorium de Radio France comptant 1460 places ? Peut-être parce que ce grand maître si modeste se contente de s’insérer à l’Auditorium dans un programme pour ne jouer qu’une seule œuvre, lui qui a notamment effectué avec sa compatriote Martha Argerich des tournées «historiques» à partir de 2003 au Japon, en Argentine, au Brésil, et en Amérique du Nord. D’ailleurs le programme de la soirée était composé avec une bonne dose d’humour, se terminant par la Symphonie n° 45 «Les Adieux» de Haydn (celui que Mozart appelait «papa Haydn»), où l’on voit vers la fin les musiciens quitter un à un la scène, jusqu’à ce que les deux derniers violons se retrouvent seuls. Les raisons de cette plaisanterie de «papa Haydn» ne sont pas tout à fait claires.

Lise Bloch-Morhange

Nelson Freire se produira le 9 février prochain à la Philharmonie dans le cadre de la série « Piano**** »

Maison de la Radio
Piano 4 étoiles
Philharmonie de Paris

 

 

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