Le bon camarade Oulianov

En juillet 1921, Lénine se voit contraint de s’exiler sur les bords de la Volga à Nijni-Novgorod, une ville qui sera rebaptisée Gorki en 1934. Il a fait part de son état de santé défaillant au Politburo qui lui conseille vivement d’aller se reposer dans une datcha confortable du 17 e siècle. Là-bas, il circule en Rolls-Royce. « Son goût du luxe et sa maladie ne rendent pas nécessairement Lénine plus humain ni plus conciliant à l’égard des nantis » écrit l’historien Luc Mary qui vient de publier sa biographie alors que la révolution russe « fête » ses cent ans.

Ô combien édifiant est ce texte pour ceux qui auraient oublié Vladimir Oulianov et ses multiples noms d’emprunts. Lénine étant le patronyme qui s’inscrira dans l’histoire de la Russie et plus tard de l’Union Soviétique. Hormis sa capacité à exploiter avec génie les failles d’un empire tsariste en déliquescence, Luc Mary le dépeint en personnage infréquentable, d’un cynisme hors normes.

En 1901, il est à Munich. Sous l’identité de Herr Meyer, il y est rejoint par sa femme Nadejda. Il habite un trois-pièces « spartiate » de la Siegfriedstrasse. Les retrouvailles sont décrites comme froides. Ils ne sont, selon l’auteur, que des « camarades de combats » en lutte contre cet impérialisme tsariste fait d’ignorance, de mépris et de cruauté distanciée. Entre chaque réunion de travail son épouse range en outre les affaires de son compagnon, passe la serpillère, change les draps du lit, fait la vaisselle. Si le programme de travail est perturbé en quoique ce soit, « Lénine se met dans une rage folle ». Nous n’en sommes qu’à la page  78 d’un ouvrage qui en compte 413. Et nous voilà déjà avertis que le jeune monsieur est un peu soupe-au-lait, qu’une « simple tape sur l’épaule peut déclencher chez lui une colère incontrôlable ». Ce n’est rien de dire que Herr Meyer ne déclenche chez le lecteur ni empathie ni sympathie. Pas de quoi en faire un Che Guevara en effigie sur un tee-shirt.

« Le tyran rouge » se lit sans peine malgré les hauts-le-cœur qu’il provoque à maintes reprises. Le livre est clairement à charge mais les faits sont là, si l’on excepte la seule circonstance atténuante de l’exécution du jeune frère de Lénine sous le régime tsariste. Avant même la simple manifestation de femmes réclamant du pain un jour de  février 1917, bien avant le renversement de la dynastie des Romanov qui en découla cinq jours plus tard, l’ouvrage de Luc Mary ne fait qu’éponger un immense bain de sang reléguant les dérapages de la révolution française à un bref divertissement populaire. L’auteur nous décrit des années émaillées d’atrocités pénibles à lire où l’on aimait chanter la Marseillaise entre chaque massacre et exactions variées.

Plaque dans le 14e arrondissement

Luc Mary recadre méthodiquement le mythe Lénine, longtemps perçu comme davantage digeste que Staline, la brute aux épaisses moustaches. Lequel s’empressa d’ailleurs de lui succéder par effet d’aubaine durcissant encore un régime qui baptisa « goulags » (littéralement administration centrale des camps) les lieux d’enfermement conçu par son prédécesseur. On découvre un personnage qui ne semblait aimer personne même quand il se faisait acclamer. On le suit dans maints exils, en Finlande, en Allemagne, en Suisse et même à Paris dans le 14e arrondissement où un petit musée lui était encore, il y a peu, consacré. Intellectuel, érudit, le personnage qui nous est présenté a néanmoins tout du morpion, parasite, accrocheur, sans états d’âme, profitant de chaque épisode de la désagrégation d’un empire afin de prendre le pouvoir et jeter les bases d’une dictature impitoyable, au prétexte de la défense d’un prolétariat et d’une paysannerie qu’il méprise pourtant.

C’est toute une histoire brillamment contée qui nous est donnée ici. Elle nous redonne à réfléchir et c’est toujours un bénéfice bon à prendre. On comprend mieux comment la maltraitance, tsariste en l’occurrence, a engendré une multiplicité de gouffres où des millions de gens ont fini par périr.  Et Lénine en était l’un des chefs d’orchestre, pas le moins du monde dégoûté, tout à fait à l’aise dans l’administration de la terreur. Lui qui postulait que le peuple n’avait « pas besoin de liberté » car il estimait que c’était un avatar de la « dictature bourgeoise ». Tellement peu fréquentable que son cerveau, en rébellion, s’est littéralement autodétruit.

PHB

« Lénine, le tyran rouge » par Luc Mary, éditions de l’Archipel (2017), 22 euros

 

Addendum: Quand Youri Andropov succède à Brejnev à la tête de l’URSS, son utilisation des hôpitaux psychiatriques en tant que châtiment des idées dissidentes, est directement inspirée de Lénine. Un aspect de l’histoire soviétique qui figure dans un fort intéressant ouvrage qui vient de sortir aux éditions Ginkgo/Bleu et Jaune: « Le Nuremberg du communisme ». Signé de la russologue Hélène Blanc, ce livre à la fois documenté et facile à lire explique en clair et en filigrane pourquoi le procès du communisme et ses millions de victimes n’a jamais eu lieu. Avec au milieu cette anecdote -si l’on peut dire- éloquente.

Cela se passe en 1956. L’Ukrainien Nikita Khrouchtchev succède à Staline. Devant l’assemblée du PCUS, il dénonce « le culte de la personnalité et de ses conséquences nocives ». Il passe en revue toutes les tares du stalinisme sans trop s’attarder sur les millions de morts et les deux années de terreur (1937-1938) dans lesquelles dit l’auteur, il s’était impliqué. L’auditoire est pétrifié mais un homme fait quand même passer un petit mot au nouveau chef sur lequel il demande au « camarade Khrouchtchev » des précisions sur son rôle. Lequel à voix haute veux savoir qui est l’auteur du petit mot. Silence polaire. Alors Khrouchtchev a cette réponse limpide: « Hé bien, voyez-vous, j’étais exactement à la place où vous êtes assis en ce moment! »

« Nuremberg du communisme » Hélène Blanc
Gingko éditeur/Les éditions Bleu et Jaune (18 euros)

 

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2 réponses à Le bon camarade Oulianov

  1. Pivoine dit :

    J’attends quand même qu’un jour, un livre à « décharge » paraisse sur la révolution de 1917, ou, tout au moins, sur certains de ses aspects. Sur son héritage… Cette révolution faite dans des circonstances extrêmes – dues à l’autocratie des tsars, qui n’ont jamais rien remis en question (sauf Alexandre II, rapidement éliminé, et encore, il faut voir), à un climat inhumain, à trois ans de guerre barbare où aucune armée, hormis l’armée allemande, n’était préparée à une guerre moderne, ce qui ne l’a pas empêchée de perdre. Et dans un pays où tout simplement régnait encore le servage… Je crois que ce livre ne sortira jamais, et je veux bien admettre que le « communisme » idéal n’a jamais existé, les humains étant incapables, à peu de chose près, d’avoir un projet social à long terme… L’on s’attache évidemment à la personnalité des tyrans, il serait bien qu’on s’attachât aussi à leurs idées. Même brouillonnes – comme celle de vouloir instaurer une forme de capitalisme, ce qui permet de dégager une classe ouvrière, donc, susceptible de créer des syndicats et de se révolter. Les trois « hommes » du communisme (enfin, de ce qui en tenait lieu) n’ayant jamais été d’accord entre eux. Trotsky, plus bourgeois et éclairé, Staline, ayant commencé plus que modestement, mais très vite politisé, et Lénine (Vladimir Illitch Oulianov)

    Et puis Kollontaï aussi, qui était avec lui en exil, à certaines époques.

  2. Pivoine dit :

    Ce qui me frappe, en tout cas, à travers les différents documentaires que je regarde, c’est que partout où le socialisme ou le communisme sous diverses formes ont effectué une percée, cette percée a très vite été étouffée, les têtes coupées (Karl Liebnecht, Rosa Luxemburg) et remplacée, comme par hasard, par des régimes totalitaires et nationalistes (ex. Mussolini, Horthy en Hongrie, Franco…) Mollement contrebalancés par les démocraties européennes, on a vu le résultat en 1939-1945.

    En plus, les dirigeants russes se débattaient avec la Pologne et l’Ukraine, et les grandes puissances surveillaient le jeu, les Etats-Unis remplaçant petit à petit Londres sur l’échiquier diplomatique et socio-économico-politique européen (de moindre importance, pourtant).

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