Dans l’ombre des jeunes filles en terreur

Si Charles Manson avait poussé le cynisme et l’égotisme plus loin encore que ce qu’on en connaît, il aurait vendu les droits de son personnage. Ça n’aurait rien changé à sa mort récente en prison, dévasté par un cancer pour lequel il avait demandé à la justice une compassion qu’il n’avait guère pratiquée au cours de son existence…mais il aurait peut-être fait fortune. Ce qui eût été pour lui une consolation puisqu’il a beaucoup été dit et écrit que sa folie meurtrière devait presque tout à ses frustrations d’artiste raté et donc fauché.

Le gourou de Californie a inspiré un nombre incommensurable de livres et de films, enquêtes ou fictions, signés d’auteurs d’à peu près tous les continents et pas tous contemporains des faits. Sa disparition, près de 50 ans après la tuerie qui a l’a transformé en icône du mal absolu, a été largement commentée dans les médias, en particulier par un expert des serial killers, alors pourtant qu’il n’est pas totalement établi que Manson ait jamais tué lui-même. Alors aussi que, depuis ce massacre d’août 1969, le monde en a connu beaucoup d’autres, fomentés par des individus tout aussi cinglés que lui. C’est à croire que la fascination morbide qu’il a suscitée a marqué le début d’une ère ou plutôt la fin d’une autre, le flower power baignant dans sa béatitude.

Manson n’a donc peut-être pas tué lui-même mais il a été, en 1969, le « cerveau » d’une série de crimes commis par d’autres, une bande de jeunes filles en détresse dont il s’était approprié les corps et les âmes. La résonance du massacre devait à la fois à l’horreur : une femme enceinte de huit mois figurait parmi les victimes ; à l’identité de la victime : épouse de Roman Polanski ; à la jeunesse des meurtriers, moins de 20 ans ; au commanditaire de l’opération, un psychopathe s’improvisant gourou pour combler les ratages de toute une vie ; à son discours complotiste sur le pouvoir croissant de la communauté noire ; et, plus macabre encore, au fait que les victimes auraient pu être victimes aussi d’un malentendu puisque la virée meurtrière aurait été destinée au propriétaire de la maison qu’elles occupaient de façon très temporaire.

Dans cette profusion de production plus ou moins littéraire et cinématographique, un livre sorti l’année dernière – trop discrètement ? – présente une originalité troublante : Manson y est un personnage à la fois présent et secondaire, un personnage caractérisé par son pouvoir de fascination et de manipulation mais au sein d’une galerie de portraits où chaque individu porte haut ses particularités. S’il y est secondaire, c’est que la narratrice, Evie, est une adolescente qui ne fréquente « The Family » que par intermittence : elle ne vient pas au ranch pour Manson, elle y vient pour Suzanne. Suzanne est un peu plus âgée qu’Evie et aux yeux de cette dernière, Suzanne incarne une liberté et une audace que tout oppose à son univers familial et scolaire. Evie n’est pourtant pas en rébellion contre ses parents divorcés ou alors elle l’est dans un registre tout à fait ordinaire de l’adolescence : elle provoque un peu, elle dénigre un peu, elle vole un peu, elle ment un peu… Elle a 14 ans. Et elle est tétanisée d’amour et d’admiration pour Suzanne. Et c’est pour être acceptée et aimée par Suzanne qu’elle est prête à vivre la crasse, la faim, le viol.

Emma Cline, auteur de « The Girls », décrypte avec une justesse implacable les tâtonnements de l’adolescence, la quête d’absolu qui oblige à renoncer, sans savoir si on le veut vraiment, ni sans savoir jusqu’où on veut aller, au confort de la famille et des copines. Emma Cline est une jeune romancière, elle n’a pas la trentaine, ses parents devaient être adolescents à l’époque des faits. Mais elle ne fait pas de l’adolescence son unique sujet observation. Certes, elle fait vibrer, dans une atmosphère oppressante de chaleur et de poussière californiennes la justesse des sentiments adolescents ; de la même façon, elle sait plonger sa plume-scalpel dans les doutes et les remords de la maturité.

Elle ouvre ainsi quelques chapitres de son roman à Evie devenue sexagénaire, en deuxième mi-temps d’une vie dont on comprend qu’elle n’a pas été légère. Il suffit même de peu de choses pour la faire tressaillir et la renvoyer à cette sombre nuit de 1969. Une soirée dans une maison de plage un peu isolée, un bruit de voiture, des voix qui s’approchent : on la sent se préparer à affronter la même terreur que celle que Suzanne et ses amis ont sans doute infligée à leurs victimes. Le regard qu’elle porte sur ce qu’elle a été, sur ce qu’elle n’a pas fait et sur le poids qui a plombé toute sa vie, est sans complaisance : Evie n’a pas participé à l’expédition meurtrière, elle en a été brutalement éjectée, sans savoir alors de quoi elle était éjectée ; elle vit depuis avec la hantise de la question sans réponse – « qu’aurais-je fait ? » – et l’espoir que l’adorée Suzanne l’avait éjectée pour la protéger. Elle se rappelle la frayeur ambiguë qui fut la sienne tout au long des semaines qui s’écoulèrent entre la soirée des meurtres – elle était une gamine encore vexée – et la longue enquête qui devait conduire à l’identification des coupables. Elle n’aurait jamais eu la morgue des véritables meurtrières. Elle est restée coupable de la naïveté de ses 14 ans.

Marie J

The girls, Emma Cline, éditions de la Table ronde, collection Quai Voltaire. Traduction Jean Esch. 336 pages

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5 réponses à Dans l’ombre des jeunes filles en terreur

  1. Philippe Person dit :

    Inquiétant que les éditeurs suivent le chemin des distributeurs de films : ne plus traduire les titres… Je vois bien ici ce qu’on va me dire si on traduit « girls » en « filles », ça n’a pas de sens… Cette perte de sens, c’est toujours l’argument… Quand le français était une langue non tributaire de l’anglais, personne n’aurait hésité à trouver un titre signifiant genre « les filles diaboliques »…. Eric Kahane traduisait « Strange love » de Kubrick en « Folamour », ce qui était bien meilleur que l’original… Temps révolu… On a « The Girls »…
    Je sais que je me bats déjà contre un moulin à vent : résignons-nous, bientôt, ne plus traduire les titres sera la règle. C’est aussi arrivé pour les séries télés…
    Fini « Amicalement vôtre (The Persuaders) ou Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers)…

    • Permettez-moi de vous taquiner,
      car franchement, traduire « The Avengers » par « Chapeau melon et bottes de cuir », c’est vraiment n’importe quoi!!!!!!!!!!!!! « Amicalement vôtre » est aussi n’importe quoi, mais au moins il y a une British touch, puisque c’est la traduction de Friendly yours!

      • Philippe Person dit :

        Vous ne me taquinez pas : vous êtes dans la ligne…
        et vous faites une erreur : le titre original d’Amicalement Vôtre est… The Persuaders… Croyez-vous qu’avec un tel titre, la série serait devenue mythique en France ? (C’est d’ailleurs le seul pays où la série est vraiment culte…) (grâce au doublage, en plus, de Tony Curtis par Michel Roux) Je crois que ma démonstration est imparable : avant on s’appropriait les « produits » anglo-saxons, aujourd’hui on les reçoit servilement…
        Ce n’est pas grave. Il n’y a pas mort d’homme, juste celle programmée d’une langue..
        Vive « the girls » et l' »Italian food »…

        • Sylvain dit :

          La réponse est dans le titre de l’article.
          Tant pis pour l’éditeur qui vendra moins bien son livre

  2. On est loin du papier de Marie qui me donne envie de lire un livre que j’hésitais à ouvrir après celui de Simon Liberati sur le même sujet. Manson superstar ou plutôt grosse vedette, quelle époque!

    Sinon comment traduire les titres des films sortis récemment? Battle of the sexes, the long excuse (du japonais?), The foreigner, trop dur!
    et une variante : la educacion del rey . Aidez les distributeurs!

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