Une famine à peine sortie de l’incognito

Ils s’appellent Aza, Petro, Marfa, Natalia ou encore Pavlo et tous leurs témoignages concordent. En Ukraine, principalement entre 1932 et 1933, la faim a provoqué des actes de cannibalisme. Des enfants ont été mangés, des gens se sont coupé un membre pour l’ingurgiter bouilli et les cadavres trouvés ici et là terminaient en plat de résistance du moins lorsque les chiens errants ne s’en étaient pas chargés auparavant. Quand Staline a voulu se débarrasser des paysans ukrainiens entre 1932 et 1933, soit la majorité de la population du pays, il les a affamés. Cinq millions d’entre eux environ ont été décimés en fonction d’un plan prémédité.

Le livre s’appelle « Holodomor », un nom qui résonne chez les Ukrainiens comme la Shoah pour les juifs sauf qu’à l’hypermnésie du second, c’est le principe d’amnésie qui a longtemps prévalu pour le premier. « Holodomor » désigne cet holocauste planifié dans le grenier à blé qu’était l’Ukraine au moment des faits. Dans les conditions de cette tragédie,  comme l’expliquent ses auteurs, c’est le foyer familial qui a fait dès lors office de « mini » camp de concentration. On crevait chez soi devant les siens. Ne pas accepter la collectivisation des terres était l’une des causes, l’un des prétextes. Mais donner son agrément ne suffisait pas toujours. Comme dans toute bonne dictature, l’ennemi avait été désigné. Il fallait qu’il soit quoiqu’il arrivât, exterminé.

Parcourir l’ouvrage de Philippe et Anne-Marie Naumiak nécessite d’avoir le cœur bien accroché. Eux sont des descendants de cet outrage humanitaire décidé par Staline. Le grand-père du premier a été exécuté, tandis que son père a finalement survécu au terme d’un parcours jalonné d’horreurs. Quand Philippe Naumiak a inventorié l’appartement de son père décédé, bien longtemps après les faits, il a découvert des vivres planqués dans l’appartement au cas où, alors que Staline était mort depuis longtemps étalé dans le bain de sa propre urine.

Ce livre nous plonge dans une consternation mémorielle. Et il est ici bien question de mémoire. D’une part parce que l’occident a longtemps fait l’autruche devant cet épisode atroce, y compris en France. D’autre part, parce que les auteurs se sont dépêchés d’aller recueillir des témoignages auprès de survivants. Lesquels n’étaient encore que des enfants au moment des faits.

Après sa propre histoire familiale,  Philippe Naumiak, enseignant en Bretagne, raconte dès la page la page 87, la chronologie d’un « processus génocidaire » enclenché dans la foulée de la révolution russe de 1917 et après que Staline a succédé à Lénine. Il évoque la vague de collectivisation des terres (effective à 70% en 1930) et la confiscation d’immenses quotas de blé. C’est dans ce contexte qu’une famine s’ensuivit, sans compter nombre d’exactions comprenant des cas de torture, d’exécutions et de déportations.

Mais là où après notre cœur, notre estomac (c’est bien le mot) part en vrille, c’est à la lecture des témoignages recueillis. Née en 1923 dans le village de d’Ometyntsi, Maria Feodossiïvna  Vitovytch parle: « Nous étions sept enfants plus mes deux parents. Mon père n’avait pas voulu adhérer au kolkhoze ». Puis elle enchaîne sur l’indicible: « Le cannibalisme devint une affaire courante. Derrière le pré du Velykyï Rih, vivait une famille avec deux petites filles. Les parents ont mangé leur fille aînée âgée de dix ans. Un peu plus tard ils sont allés chercher la cadette que gardaient les grands-parents(…). Quelques jours plus tard, des voisins, n’apercevant plus les enfants, sont allés signaler leur disparition au conseil… On a découvert dans le poêle une tête et des os d’enfants. On a forcé les parents à défiler dans le village, le père tenant la tête de sa fille et la mère ses os… ». Et les témoignages continuent dans la même veine. Des histoires d’ogres mais pour de vrai.

Il a fallu attendre 1986 pour que le Congrès américain reconnaisse l’existence de cette famine et 2006 pour que le président ukrainien Victor Iouchtchenko fasse voter par le parlement une loi qualifiant l’événement de 1932-1933 comme un « génocide ». Seulement 24 pays dans le monde l’ont fait au moment où était écrit « Holodomor ». Toutes ces années de silence, y compris et même surtout en France, nous en restons comptables.

PHB

« Holodomor » (Ukraine 1933, itinéraire d’une famille et témoignages de survivants) par Philippe et Anne-Marie Naumiak. Les Éditions Bleu & Jaune, 279 pages, 24,80 euros

Situation de l’Ukraine sur une carte européenne

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4 réponses à Une famine à peine sortie de l’incognito

  1. Paul Dulieu dit :

    Merci de nous apprendre des choses que nous aurions dû connaître depuis longtemps.

    • Naum dit :

      Merci pour les Ukrainiens, cher Monsieur Dulieu. Ce que vous dites me touche beaucoup. Juste le fait que vous disiez cela suffit à me rendre ma bonne humeur que je perds quand je suis confrontée à des négationnistes (du Holodomor).

  2. Philippe Person dit :

    Hum… je crois, cher Philippe, que vous vous aventurez sur un sujet « glissant »…
    Vous épousez la thèse ukrainienne du « complot »… Or, cette famine a largement débordé l’Ukraine et a causé plus de 8 millions de morts dans toute l’URSS (notamment en Biélorussie)… à cause de la collectivisation forcée. La thèse de la famine programmée par les « Russes » fait partie de l’arsenal de la propagande nationaliste (voir ultra nationaliste) ukrainienne… Que les autorités soviétiques aient découvert pendant la crise qu’elle pouvait servir leurs intérêts, c’est indéniable… L’arme de la faim a toujours existé. De là à comparer avec la solution finale…

    Lisez d’autres ouvrages sur l’URSS (pas préfacés par Stéphane Courtois de préférence) pour vous faire une idée plus neutre…

    • Naum dit :

      Mr Courtois est honnête, lui. Et la famine a été organisée essentiellement sur le territoire ukrainien par Staline qui haïssait les Ukrainiens. Il n’y a qu’en France qu’on entend des propos malhonnêtes comme le vôtre, Mr Person.

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