Dans l’Amérique raciste des années soixante

Cet hiver, Romain Gary (1914-1980) revient sur le devant de la scène – mais l’a-t-il jamais vraiment quittée ? nous rétorquerez-vous –. Après le très beau film d’Eric Barbier “La Promesse de l’aube”, adapté du roman autobiographique du plus célèbre des mystificateurs, voici “White Dog”, adaptation d’un autre récit autobiographique, “Chien Blanc”, du même auteur et qui se joue actuellement au Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette. La programmation du spectacle dans ce lieu on ne peut plus atypique et avant-gardiste est déjà en soi un gage de qualité et d’originalité. Et, une fois de plus, l’émerveillement est au rendez-vous.

“C’était un chien gris avec une verrue comme un grain de beauté sur le côté droit du museau et du poil roussi autour de la truffe (…). C’était un berger allemand. Il entra dans mon existence le 17 février 1968 à Beverly Hills, où je venais de rejoindre ma femme Jean Seberg, pendant le tournage d’un film. ” Ainsi commence le récit de Romain Gary. Batka – terme amical signifiant “petit père” en russe, langue maternelle de l’écrivain – s’avère rapidement un chien pas comme les autres. Bien que très affectueux avec ses maîtres et de façon générale, il se transforme en bête féroce en présence de toute personne de race noire. L’animal doux et inoffensif fait alors montre d’une sauvagerie incontrôlable, d’une monstruosité sanguinaire. Ses nouveaux propriétaires découvrent très vite avec étonnement et tristesse que ce chien errant qu’ils ont recueilli et pour lequel ils se sont pris d’une profonde tendresse, n’est autre qu’un “Chien Blanc”, un chien d’attaque dressé pour aider la police à lutter contre les Noirs. Ne pouvant se décider à le faire piquer, comme il le leur a été chaudement recommandé, le couple décide, envers et contre tous, de le faire rééduquer. L’écrivain et sa jeune épouse, dont l’idéalisme et l’amour des belles causes ne sont plus à démontrer, croient fermement qu’il est possible de défaire ce qui a été fait, de rendre à l’animal sa bonté initiale. La rééducation de Batka réussira au-delà de leurs espérances… Au drame domestique déclenché par le chien raciste fait écho, à la veille de l’assassinat de Martin Luther King, un contexte politique brûlant d’une Amérique à feu et à sang, en pleine lutte pour l’égalité des droits civiques.

Conceptrice de ce spectacle, la compagnie Les Anges au Plafond, née de la rencontre de deux comédiens-marionnettistes, Camille Trouvé et Brice Berthoud, a fait, dès le départ, du papier son matériau de prédilection et des trajectoires de vie – des mythes fondateurs d’Antigone et Œdipe à des figures plus contemporaines comme celles de Camille Claudel ou Romain Gary – ses sujets favoris. Telle une thématique récurrente, l’intime y côtoie toujours le politique.

Avec “White Dog”, ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Les Anges au Plafond s’intéressent à la vie et à l’œuvre de l’auteur de “Éducation européenne”. En 2015, leur précédent opus, “R.A.G.E. ”, relatait l’histoire d’un homme qui s’invente une nouvelle identité et manigance une imposture. Il faut reconnaître que ce qui est sans doute la plus belle supercherie littéraire de tous les temps, Romain Gary se forgeant une nouvelle identité sous celle d’Emile Ajar et remportant par la même occasion le prestigieux Prix Goncourt à deux reprises, en 1956 pour “Les Racines du ciel” (Romain Gary) et en 1975 pour “La Vie devant soi” (Emile Ajar), a de quoi fasciner encore de nos jours.
Dans une mise en scène nerveuse et d’une grande inventivité, accentuée et accompagnée par une batterie jazz omniprésente jouée au plateau, “White Dog” nous fait froid dans le dos et nous émeut tout à la fois.

Sur scène, quatre hommes : un régisseur-comédien, le musicien déjà évoqué précédemment et deux comédiens-marionnettistes, un blanc et un noir, qui se partagent tous les rôles. Et de magnifiques marionnettes grandeur nature sculptées dans du papier : Romain Gary le narrateur, Jean Seberg sa femme, Batka…
De différentes dimensions, plié, déplié, déchiré, froissé, en boule, troué…, le papier ici vit et s’anime pour rendre compte de la fragilité des êtres et du monde. Comme pour l’écrivain, tout commence par une page blanche, support par excellence de l’écriture. La scénographie remarquable, composée de grandes feuilles vierges, se métamorphose devant nos yeux, donnant vie aux différents chapitres du livre. Ecriture, ombre, pop-up, sculpture…, l’astucieux décor de papier nous rappelle que, même s’il s’agit d’une histoire véridique se déroulant dans le contexte dramatique de l’Amérique raciste des années soixante, il y est aussi et peut-être avant tout question de matière littéraire. Au centre, tel un ring ou une cage, se dresse un plateau-tournant manipulé à vue. Mais l’action déborde la tournette, les comédiens s’autorisant à envahir tout l’espace, même les cintres. Un écran télé en fond de scène nous rappelle l’actualité politique de l’époque.

L’intimité avec le spectateur qui voit les choses se faire en direct instaure une sorte de complicité et participe à la force de la représentation. Ce spectacle tout à la fois visuel, oral et sonore, tellement hybride qu’il est difficile d’en parler en lui rendant pleinement justice, permet de montrer les différents niveaux de lecture voulus par l’œuvre puissante de Romain Gary : l’histoire personnelle et universelle. Le geste de manipulation de la marionnette est époustouflant, les comédiens, extrêmement talentueux. Avec eux, la marionnette peut pleinement jouer son rôle de vecteur d’empathie, suscitant l’émotion la plus intense.

Pour leur huitième spectacle, Les Anges au Plafond ont frappé fort. “White Dog” est une totale réussite, un spectacle indéniablement à voir avant de lire ou de relire le livre.

Isabelle Fauvel

“White Dog” par Les Anges au Plafond. Mise en scène de Camille Trouvé, avec Brice Berthoud, Arnaud Biscay, Yvan Bernardet et Tadie Tuené.
Le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette du mardi 30 janvier au dimanche 11 février 2018

Puis, en tournée :
• du 15 au 21 mars – Festival MARTO, SN – Malakoff (92)
• 6 et 7 avril – La Ferme de Bel-Ebat, Guyancourt (78)
• du 10 au 14 avril – Le Bateau-Feu, SN-Dunkerque (59)
• du 17 au 19 avril – Le Tangram – SN – Evreux (27)
• 17 et 18 mai – Théâtre de l’Hôtel de Ville, Saint-Barthélémy d’Anjou (49)
• 24 et 25 mai – Le Trident – SN – Cherbourg (50)
• 5 et 6 juillet – Théâtre du Cloître, Bellac (87)
Site de la Compagnie Les Anges au Plafond : HYPERLINK « http://www.lesangesauplafond.net » www.lesangesauplafond.net

“Chien Blanc” de Romain Gary (1970)

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2 réponses à Dans l’Amérique raciste des années soixante

  1. Lise BM couleur dit :

    Alors que j’habitais Los Angeles, au début des années 1980, je dinais un soir avec mes amis Ben et Norma Barzman, scénaristes autrefois blacklistés, dans un restaurant bien connu de « sole food » (littéralement « nourriture de l’âme » du Sud des Etats-Unis, poulet frit et pain de maïs, etc.) appelé « Maurice’s Snack and Chat ». Soudain, au cours de la conversation, Norma dit à Ben: « You are barking up the wrong tree! », « tu aboies au pied du mauvais arbre! ». Je demandais des explications, et j’appris que cette expression passée dans le langage courant datait du temps de l’esclavage sudiste, et signifiait « tu te trompes ». Mais je dois dire qu’en dehors de ce rappel des chiens des Blancs racistes utilisés dans la chasse aux Noirs, je n’ avais pas l’impression que les Américains se souciaient beaucoup de ce passé raciste dans ces années, et si j’ai lu « Chien blanc »(paru en 1972) à l’époque, c’était plutôt parce que je n’ignorais pas que Romain Gary avait été consul à Los Angeles, et que sa femme Jean Seberg avait beaucoup souffert de ses activités progressistes dans les années 1960-1970.
    Il se trouve que les chaines télévisées « Cinéma » ont programmé le film de Samuel Fuller adapté du livre de Gary il y a quelques jours, que je n’avais jamais vu, et ce qui m’a frappé avant tout ce sont ces plans répétés sur les babines retroussées de ce chien loup blanc et son pelage couverts de sang bien rouge, d’une violence inouï. Car dans mon esprit, Fuller est un cinéaste du noir et blanc. On le voyait d’ailleurs assez souvent dans les réceptions organisés par le consul de France. Je n’ai jamais rencontré de « chien blanc » raciste au cours de mes années à L.A….

  2. Ping : Lorsque la mémoire se dilue dans l’imagination… | Les Soirées de Paris

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