« Le Marchand de Venise » jusqu’à la substantifique moelle

“Le Marchand de Venise” interprété par trois comédiens et une comédienne, et annoncé pour une durée d’une heure et quinze minutes, cela a de quoi intriguer, susciter notre curiosité, pour ne pas dire notre scepticisme. Comment les cinq actes de cette pièce – par ailleurs, curieusement classée parmi les comédies de l’illustre William Shakespeare, nous y reviendrons –, mettant en scène une vingtaine de personnages, peuvent-ils être réduits à un spectacle aussi condensé ? C’est pourtant le défi que s’est lancé le metteur en scène et adaptateur Ned Grujic. Il s’en sort plutôt bien. Le spectacle se joue actuellement à Paris sur une des petites scènes du Lucernaire.

“Le Marchand de Venise” (The Merchant of Venice), pièce jouée tout d’abord sous le titre “Le Juif de Venise”, aurait été écrite autour de 1596-1597, quelques années à peine après la pièce à succès de Christopher Marlowe “Le Juif de Malte”, dont elle se serait largement inspirée pour son personnage principal. Répertoriée en tant que comédie, c’est pourtant une œuvre ambiguë parmi les plus noires et les plus dérangeantes du grand William. Le sujet fait encore frémir de nos jours : le jeune vénitien Bassiano, gentilhomme désargenté, est amoureux de Portia, une riche héritière de Belmont. Pour tenter d’obtenir la main de la belle, il demande à son ami Antonio de lui prêter de l’argent. Toutes les richesses de ce dernier se trouvant alors investies dans des expéditions maritimes, Antonio n’a pas d’autre choix que d’emprunter auprès de l’usurier juif Shylock qui exige, en cas de non remboursement des trois mille ducats dans les trois mois, non pas des intérêts comme le voudrait l’usage, mais une livre de la chair d’Antonio, autant dire, sa vie.

Persuadé de récupérer ses liquidités et de pouvoir rembourser sa dette en temps et heure, Antonio accepte l’étrange marché. Le jour de l’échéance, les vaisseaux d’Antonio n’étant pas de retour, Shylock réclame l’exécution de la clause… A cette histoire principale s’ajoutent celle de Jessica, la fille de Shylock, qui s’est enfuie avec son amant de religion chrétienne en dérobant une partie de l’argent paternel, ainsi que l’histoire de Portia, destinée à épouser, selon la volonté de son père, le prétendant qui réussira l’épreuve des trois coffrets – parmi trois coffrets d’or, d’argent et de plomb, un seul renferme le portrait de la jeune fille, désignant par là-même son futur époux -.

Ces digressions ne font que rendre la pièce plus confuse et l’éloigner du drame qui en est le véritable centre. Disons-le franchement, “Le Marchand de Venise” n’est pas la pièce la plus réussie de William Shakespeare et c’est sans doute une des raisons pour laquelle elle est peu montée en France. D’ailleurs, le réalisateur britannique Michael Radford, lorsqu’il l’adapta au cinéma en 2004, n’avait su échapper à certains écueils inhérents à sa construction, plongeant par moments le spectateur dans un profond ennui malgré une distribution pour le moins prestigieuse : Al Pacino, Jeremy Irons et Joseph Fiennes dans les rôles respectifs de Shylock, Antonio et Bassanio.

L’idée de recentrer la pièce au maximum n’est donc pas une mauvaise idée, bien au contraire ! L’autre raison probable pour laquelle cette pièce est peu représentée de nos jours, c’est justement son sujet principal. Le personnage de Shylock est un être pétri de haine et de rancœur, détestable en tout point, d’une noirceur sans limite pour la simple raison, nous dit Shakespeare, qu’il est… juif. Cette judéité cause de tous les maux est le reflet des préjugés antisémites de l’époque. La scène élisabéthaine n’était alors pas exempte de cette haine du juif qu’elle représentait de manière caricaturale, avec un nez crochu, dans le rôle de l’usurier retors.

Par ailleurs, “Le Marchand de Venise” s’appuie sur une réalité historique des plus dérangeantes. En 1516, le Conseil des Dix avait décidé de rassembler tous les juifs de Venise sur une petite île de Cannaregio, au nord du Grand Canal, sur l’emplacement d’une ancienne fonderie – “geto” en dialecte vénitien -, d’où le nom qui fut donné à ce quartier, puis repris par la suite pour désigner les enclaves juives du monde entier. La population juive, malmenée et étroitement surveillée, avait le droit de sortir du Ghetto pendant la journée à la condition de porter des signes distinctifs. D’autre part, les seuls métiers autorisés étaient la médecine, le commerce des étoffes et le prêt sur gages. A l’époque où Shakespeare écrivit sa pièce, Venise comptait plus de cinq mille juifs et la surpopulation menaçait.

Judéophobe, la pièce ne semble plus acceptable aujourd’hui surtout si, prise au premier degré, on peut penser que Shakespeare voulait, à travers les personnages du méchant Shylock et du généreux et miséricordieux Antonio, opposer le désir de vengeance du juif à la compassion des chrétiens. Et si la pièce est répertoriée en tant que comédie n’est-ce pas à cause de son dénouement qui, à l’époque, devait être considéré comme heureux ? Le triomphe de la religion chrétienne sur la religion juive ?

En resserrant ainsi la pièce, en la réduisant à sa “substantifique moelle”, Ned Grujic en fait ressortir toute la noirceur pour mieux la dénoncer et nous adresser un message de tolérance et de paix. Cette version condensée permet d’aller au-delà du “Tel est pris qui croyait prendre” et de pousser la réflexion plus avant. La religion ne doit pas être une source de distorsion entre les êtres. Le sort de Shylock, constamment humilié, ridiculisé, spolié et trahi par sa fille puis, pour finir, ruiné et condamné au pire des châtiments – la conversion forcée et le reniement de sa foi – est une image insoutenable, une injustice flagrante que nous ne pouvons que condamner. La victime n’est ici sans doute pas celle que Shakespeare imaginait.

La pièce est d’ailleurs présentée de manière très pédagogique, comme si elle s’adressait avant tout à la jeunesse. Un prologue introduit par les quatre comédiens, avant de se lancer dans l’interprétation de leurs personnages, permet une certaine distanciation de bon aloi.

Saluons l’efficacité de la mise en scène dans une scénographie des plus astucieuses – des maquettes de ponts vénitiens et un alignement d’aquariums rectangulaires pour figurer le Grand Canal – recréant en miniature une atmosphère toute vénitienne. Deux dominantes de couleurs – le rouge et le noir –, des costumes d’une grande sobriété, mais permettant, à travers quelques détails d’une belle élégance, de bien identifier les personnages, viennent compléter le tableau. Les comédiens jouent leur partition avec beaucoup d’habileté et nous entraînent sans mal dans cette intrigue d’une grande cruauté. La scène maîtresse du jugement est d’une belle subtilité et, pour qui ne connaîtrait la pièce, le suspense est au rendez-vous.

Un petit bémol cependant pour la courte scène entre Portia et sa dame de compagnie Nerissa où cette dernière est interprétée par un comédien qui, pour nous faire croire à la féminité de son personnage, prend une voix fluette et haut perchée. La scène en devient presque ridicule et c’est dommage.

“Le Marchand de Venise” que nous propose Ned Grujic est un condensé efficace et intelligent qui vaut mieux tout compte fait qu’une longue pièce verbeuse.

Isabelle Fauvel

Au Lucernaire, du 24 janvier au 1er avril, du mardi au samedi à 20h, dimanche à 17h : “Le Marchand de Venise” de William Shakespeare, adaptation et mise en scène de Ned Grujic, avec Thomas Marceul ou Cédric Révollon, Julia Picquet ou Léa Dubreucq, Rémi Rutovic et Antoine Théry.

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2 réponses à « Le Marchand de Venise » jusqu’à la substantifique moelle

  1. Philippe Person dit :

    Isabelle, je suis moins convaincu que vous (allez voir si vous voulez ma critique pour Froggy’s Delight)… 4 acteurs pour jouer un Shakespeare qui comptait au moins une dizaine de rôles utiles, ça me paraît une gageure… Réduire les classiques dits injouables au point de les rendre schématiques ou de créer des contresens, ça ne me semble pas une bonne idée…
    Mais, évidemment, dans le contexte théâtral que l’on sait, plus grand monde ne monterait Shakespeare s’il fallait le respecter à la ligne et au rôle…
    Reste le cinéma, qui peut se permettre des grands « castings ». Les plus beaux Shakespeare crèvent l’écran… Hamlet par Laurence Olivier… Macbeth par Orson Welles… et même le baroque Roméo et Juliette de Baz Luhrmann (celui avec Leonardo en Romeo !)
    Pour « Le Marchand de Venise », c’est Lubitsch qui s’en sort le mieux avec le personnage de Shylock dans cette merveille d’intelligence qu’est « To be or not to be »
    Shakespeare + Lubitsch, quelle association !

  2. Derigny Didier dit :

    Et :
    1952 Le Marchand de Venise, film de Pierre Billon, Michel Simon est Shylock .

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