Comment Paris a échappé à une deuxième tour Eiffel

Si la mort du président Pompidou et le choc pétrolier de 1973 n’avaient brutalement mis fin au projet, une énorme tour métallique de 340 mètres de haut s’élèverait dans le ciel de Paris, dans l’actuel quartier de la Défense. Plus haut que la tour Eiffel, cet ouvrage futuriste pourvu de plus de 3000 projecteurs de toutes les couleurs, de thermomètres géants, d’anémomètres, de miroirs tournants, d’hélices, le tout géré par des cellules photo-électriques et des capteurs sonores, se serait déployé sur sept étages offrant au public restaurants, drugstore, auditorium, lieux de réunions et de rencontres…

 

Imaginée comme « fulgurant d’éclair et de flashs polychromes » la construction avait reçu l’aval de Malraux, alors ministre de la Culture, de Pompidou et même de de Gaulle. L’ambition était de construire pour le vingt-et-unième siècle une œuvre d’art pérenne aussi importante et symbolique que l’avait été la Tour Eiffel pour le vingtième.

Conceptualisé dès les années 1950, ce projet avorté devait surtout être l’aboutissement et le couronnement des recherches artistiques et scientifiques d’un plasticien hors du commun, Nicolas Schöffer. Hongrois d’origine, Schöffer s’installa en France dans les années 1936 à l’âge de 24 ans et n’eut de cesse que d’explorer sur le mode artistique et urbanistique le champ immense des possibilités offertes par les technologies nouvelles. Ses œuvres suscitèrent un intérêt qui dépassait de loin la simple curiosité. Couronné par le Grand prix de la sculpture de la Biennale de Venise en 1968, il connut une notoriété internationale, contrastant avec l’oubli relatif dans lequel il est aujourd’hui tombé.

La rétrospective ( ou plutôt « rétroprospective », vrai titre de l’exposition) que propose le musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq, le LaM, comble d’abord une lacune puisqu’il s’agit de la première « grande »  exposition Schöffer depuis un demi siècle. Mais c’est aussi l’occasion d’un bel exercice d’interrogation sur l’histoire récente. En inventant le “spatiodynamisme“ (défini comme « l’intégration constructive et dynamique de l’espace dans l’œuvre plastique », voir ci-contre), puis en se faisant le chantre de la toute jeune science cybernétique, Schöffer se montre incontestablement un précurseur.

Il entraîne dans son sillage des novateurs comme le musicien Pierre Henry (celui des « Variations pour une porte et un soupir « et de la « Messe pour le temps présent »), ou le danseur et chorégraphe Maurice Béjart. Ce dernier prend les sculptures animées comme partenaires et la presse relate l’événement : « Destinée à concrétiser la synthèse entre la peinture, la sculpture et le cinéma, cette sculpture abstraite se meut. Placée sur un socle à roulettes, elle est commandée par un cerveau électronique et se déplace sous l’influence de rayons bleus, jaunes et rouges, exécutant pirouettes et mouvements avec la précision et la grâce d’une danseuse étoile ». Toute l’œuvre de Schöffer témoigne de cette nouvelle ère de l’automatisation. « Les servo-mécanismes sont en train de bouleverser notre vie quotidienne », écrit un journaliste dans un article de vulgarisation scientifique au titre accrocheur : « Les robots font la loi ».

Mais, tout comme la mode (définie comme « ce qui se démode »), le  modernisme a une durée de vie limitée. On ne pourra s’empêcher de ressentir une sensation à la fois injuste et inéluctable : sorties de leur époque, de leur contexte, ces machines nous paraissent aujourd’hui bien datées.  A l’heure où l’intelligence artificielle suscite autant d’interrogations que d’incertitudes, on plongera avec un intérêt doublé de scepticisme dans un passé relativement récent, lorsque l’avenir ne pouvait être que synonyme de progrès et de bonheur partagé. A l’époque de Schöffer, toute la France connait sans le savoir l’époque bénie des Trente Glorieuses. Dans cette période d’insouciance, l’art du plasticien trouve sa place : à Saint-Tropez , au “Voom Voom“, la boîte de nuit à la mode, on vient s’encanailler dans le décor kaléidoscopique et psychédélique créé par… Nicolas Schöffer. L’abandon du projet de la « tour lumière cybernétique » jugée énergivore et d’un coût trop important,  marquera en quelque sorte la fin de ces Trente Glorieuses.

Gérard Goutierre

Légende et crédits:
Première photo: Ce que devait être la « Tour Lumiere Cybernétique » (vers 1967) Ph. DR. ©Adagp, Eleonore de  Lavandeyra-Schöffer, 2018
Deuxième photo: Maurice Béjart et Spatiodynamique 16 (1953) © Yves Hervochon ©Adagp, Eleonore de Lavandeyra-Schöffer

Musée d’Art moderne, d’art contemporain et d’art brut, 1 allée du musée, 59650 Villeneuve d’Ascq. Du mardi au dimanche, 10h-18 h jusqu’au 20 mai.

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Une réponse à Comment Paris a échappé à une deuxième tour Eiffel

  1. PIERRE DERENNE dit :

    Dommage

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