Que Massambalo soit avec nous

Les lectures de l’été, dont le choix ne tient parfois qu’au hasard, peuvent nous emmener sur de bien lointains rivages… Tel est le cas de “Eldorado”, le roman de Laurent Gaudé. Si sa parution remonte déjà à quelques années – 2006 –, son propos reste malheureusement d’une terrifiante actualité. Un roman coup de poing que nous remercions le destin d’avoir mis entre nos mains.

“Eldorado” raconte deux histoires en parallèle qui s’entrecroisent et finissent par se rejoindre. Dans un premier récit, l’auteur nous conte l’histoire du commandant Salvatore Piracci, un quadragénaire italien solitaire qui, depuis vingt ans, sillonne les mers au large de la Sicile à la recherche de clandestins, tentant parfois jusqu’à l’impossible pour les sauver de la noyade et d’une mort certaine. Un sauvetage qui n’en est pas toujours un puisque certains des survivants verront néanmoins leur rêve brisé. Renvoyés dans leur pays, ils n’auront plus qu’à tenter de nouveau le voyage infernal. Un éternel recommencement en quelque sorte…

Dans un deuxième récit, Souleiman, un jeune Soudanais, nous fait part à la première personne de son périple pour fuir son pays d’origine et rejoindre l’Europe, l’“Eldorado” des migrants, cet “Eldorado” que décrit l’inconnu du cimetière de Lampedusa d’une bien jolie façon : “L’herbe sera grasse (…) et les arbres chargés de fruits. De l’or coulera au fond des ruisseaux, et des carrières de diamants à ciel ouvert réverbéreront les rayons du soleil. Les forêts frémiront de gibier et les lacs seront poissonneux. Tout sera doux là-bas. Et la vie passera comme une caresse.” Le mythe éternel, un mirage…

Les retrouvailles inopinées au marché de Catane avec une jeune femme qu’il avait sauvée deux ans auparavant à bord de son bateau Le Vittoria vont changer le cours de la vie du commandant Piracci. Cette rencontre, puis, peu de temps après, celle d’un autre émigré, lui feront réaliser la tragique absurdité de sa tâche et le jetteront dans une crise existentielle sans retour possible. En accédant à la demande de l’une et en refusant celle de l’autre, Salvatore Piracci n’aura plus d’autre choix que de chercher une nouvelle raison à son existence. Un voyage en sens inverse, le dénuement le plus complet lui permettront d’appliquer les valeurs qui sont les siennes et d’atteindre son Eldorado intérieur. Avec l’aide de Massambalo, le dieu des émigrés.

Souleiman nous décrit le calvaire vécu par de nombreux émigrés lorsqu’ils n’ont pas péri lors des multiples périples et arnaques en tout genre qui semblent être le lot de tout émigré. Des monstruosités inimaginables. Une situation qui là encore échappe à l’entendement humain. Seules une volonté de fer, l’entraide et la chance – à laquelle a été donnée le nom de Massambalo – permettront à certains de s’en sortir.

Ce roman est un véritable tour de force. Intelligemment bien construits, les deux récits se complètent harmonieusement pour se rejoindre dans une apogée qui tend à la grâce. Par sa puissance poétique, il échappe à tout misérabilisme. Si les situations qu’il décrit sont en tout point révoltantes, il nous rappelle que l’homme est capable du meilleur comme du pire. Le commandant Piracci, la femme du Vittoria, Souleiman, Jamal et Boubakar nous redonnent foi en l’humanité. Ils sont des héros malgré eux, fidèles à leur nature quoiqu’il advienne, même dans la pire adversité.

La véritable mission de Piracci, en son fort intérieur, est de sauver des vies, pas de confier des naufragés aux carabiniers pour qu’ils soient reconduits à la frontière. “Il n’y avait plus d’Italie ou de Libye. Il y avait un bateau qui en cherchait un autre. Des hommes partaient sauver d’autres hommes, par une sorte de fraternité sourde. Parce qu’on ne laisse pas la mer manger les bateaux. On ne laisse pas les vagues se refermer sur des vies sans tenter de les retrouver.” Une fois cette vérité bien comprise, il ne pourra plus en être autrement…
Le récit de Souleiman, comme celui de Piracci, est tout autant celui d’un voyage intérieur que celui d’une traversée d’obstacles. Celui que l’on fait lorsque l’on doit quitter sa vie pour en reconstruire une autre ailleurs, plus loin, très loin… “Aucune frontière ne vous laisse passer sereinement. Elles blessent toutes.”

Le véritable Eldorado dont parle Laurent Gaudé serait donc un Eldorado intérieur que tout un chacun doit s’efforcer de préserver. Un livre dont la lecture nous semble plus que jamais indispensable.

Isabelle Fauvel

“Eldorado” de Laurent Gaudé, Actes Sud (2006)

Romancier, mais également dramaturge, Laurent Gaudé est notamment l’auteur de “Cris”, “La Porte des Enfers”, “Ouragan”, “Pour seul cortège”, “Danser les ombres” ou encore, plus récemment, “Ecouter nos défaites”. Ses romans “La mort du roi Tsongor” et “Le soleil des Scorta” ont obtenu respectivement le Prix Goncourt des lycéens 2002 et le Prix Goncourt 2004.

 

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3 réponses à Que Massambalo soit avec nous

  1. XAVIER VALENTIN dit :

    en effet, c’est un magnifique roman !

  2. philippe person dit :

    Merci Isabelle de confirmer… tout le mal que je pense de Laurent Gaudé…
    Vos citations sont excellentes…
    Quelqu’un qui écrit « les forêts frémiront de gibier… » ou « Aucune frontière ne vous laisse passer sereinement » mérite une belle place au Panthéon du pire… Aux côtés d’Eric-Emmanuel Schmitt qui doit être jaloux d’un tel art homaisien…
    Désolé de commencer l’année ainsi, mais j’ai lu jadis « le soleil des Scorta ». j’ai dû lire tout Thomas Bernhard pour guérir mon eczéma littéraire…

  3. Echange musclé pour une rentrée littéraire!!! Bravo pour cette belle énergie, Philippe!!
    Je refais surface et pourrai bientôt participer à joutes qui m’ont manqué!

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