L’échappée

Cela faisait deux fois de suite que l’inspecteur faisait le tour du pâté de maison. D’abord à toute vitesse puis au ralenti. L’avenue qui longeait la prison était déserte. On était en plein été. Les habitants étaient partis en vacances. La veille avait été un de ces départs massifs vers les plages. Peut-être que le prisonnier évadé avait lui aussi été pris d’une irrésistible envie de déguster une glace sous un parasol, porté par l’élan général. La chaleur était à peine nuancée par une petite brise qui agitait doucement les feuilles des platanes sur le trottoir de gauche, et les feuilles des marronniers sur le trottoir de droite.

Presque tous les commerces étaient fermés. La ville était morte. En cette heure matinale les gens étaient encore chez eux. Aucun témoin n’était susceptible d’être interrogé et l’inspecteur de police Villard avait l’impression de tourner stupidement en rond tandis que la radio de bord indiquait que des points de contrôle avaient été installés dans un périmètre qui s’agrandissait au fur et à mesure que le temps s’écoulait. Lorsqu’ils virent le cycliste.

L’homme leur tournait le dos. Il avait posé son vélo à l’envers et semblait méditer sur le pédalier avec un tournevis en main. Un vrai cycliste du dimanche matin qui arborait une tenue complète avec un short noir et au-dessus un maillot jaune fluorescent. Il portait un de ces casques ajourés conçu pour défier les lois aérodynamiques et rafraîchir le cheveu. Comme il tournait la tête, l’inspecteur vit en arrivant à sa hauteur, qu’il avait également sur le nez des lunettes spécifiques bleues. Peut-être que lui avait vu quelque chose. Villard enjoignit ses deux adjoints de rester dans la voiture avant de s’approcher avec précaution du cycliste car il ne voulait pas lui faire peur. Selon lui les amateurs de vélo de course  appartenaient à une sorte de secte. Pour lesquels, dès lors qu’ils étaient en tenue, le monde extérieur n’existait plus. Leur univers était fait de matériel haut de gamme. Leurs itinéraires n’étaient balisés que par des « chronos ». Dans la vie courante ils pouvaient être des employés, des ingénieurs ou des hommes politiques mais quand ils étaient juchés sur leur vélos, ils n’appartenaient qu’à une seule catégorie, jalouse de ses codes. L’inspecteur toussota sans que cela fisse réagir le cycliste. Il commença par s’enquérir poliment de ce qui devait être un problème mécanique à résoudre.

Ce faisant il libéra tout un débit technique. L’homme tapotait un des pignons de la roue arrière et déclara sans souci de ponctuer ses phrases que la chaîne avait du jeu mais encore pas tout le temps, qu’il l’avait fait régler mais qu’à l’usage et surtout dans les faux-plats quand il forçait sur la pédale, il sentait des à-coups. Devant l’inspecteur il tourna le pédalier à la main et se retournant enfin, il lui dit « vous voyez, là, ça fonctionne très bien mais dès que ça monte très légèrement, dès que je force un peu du pied droit, il y a comme des à-coups, pas moyen de comprendre pourquoi ». Villard fit la mine de celui qui compatissait comme si à cet à cet instant précis tous les problèmes de la ville et même du pays s’étaient concentrés sur un chaînon récalcitrant animé par une mécanique sournoise. « En fait, dit-il, nous sommes à la recherche de quelqu’un en fuite et je me demandais si, par hasard, vous n’auriez pas vu quelqu’un courir dans les quinze dernières minutes ». Mais le cycliste tout à ses soucis lui répondit que selon lui c’était sans doute « l’ensemble des pignons » qu’il faudrait envisager de changer, que le maillon coupable restait « indétectable »  juste avant de déclarer avec un brin d’humeur qu’à « cette heure, il avait d’autres chats à fouetter ». Puis réalisant qu’il avait à faire à un policier, il lui signifia dans un registre vocal plus amène que « non », il n’avait rien vu, rien entendu. Et de laisser soudainement son tournevis choir sur le sol en pestant contre son « putain de pédalier » et plus globalement à l’adresse de son « putain de vélo ». Regardant sa montre avec un bref regard pour l’inspecteur, il en arriva à la conclusion que de toute façon la matinée était foutue et qu’il rejoindrait « les copains à l’apéro ».

« À qui le dites-vous », lui rétorqua l’homme de loi en s’abstenant de philosopher sur les matinées foutues en général avant de tourner les talons pour rejoindre sa voiture. Sa matinée à lui aussi était bel et bien ruinée et il y avait peu de chances de son côté pour qu’il retrouve sa famille chez ses voisins d’en face pour le barbecue de l’après-midi.

Une heure plus tard, Max s’était déjà beaucoup éloigné de la ville. Comme un coureur en tête du peloton, il roulait penché vers son guidon sur une route bordée de peupliers, avec une belle rivière sur la droite. À l’horizon on pouvait distinguer les premiers contreforts de la montagne et l’homme savait que des efforts plus substantiels l’attendaient. Il avait même un certain style. Une façon de pédaler qu’il n’avait pas perdue. Malgré ses trois années de prison.

Personne ne fait jamais attention aux cyclistes du dimanche matin.

 

PHB

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