Déplacements contraints

De très anciennes traces de pas ont été découvertes un jour à Laetoli en en Tanzanie. Elles ont été attribuées à des australopithèques, l’un étant adulte, l’autre un enfant. La migration était déjà le fait de nos très vieux ascendants, soit pour trouver un endroit plus favorable à leur existence soit pour une simple promenade. Comme les deux hominidés n’avaient pas pris la peine de motiver par écrit leur déplacement et d’en laisser un signe interprétable, nous en sommes réduits à des hypothèses. Au contraire du vingtième siècle où l’on ne sait que trop ce qui a pu justifier le déplacement forcé de nombre d’individus. Dans son livre qui vient de sortir aux éditions Unicité, Bruno Sillard s’est attaché à ceux-là, « ceux qui furent chassés de leur maison, de leur vie« .

Son ouvrage est une recension d’articles déjà parus dans Les Soirées de Paris. Il traite de contraintes variées allant du service du travail obligatoire sous l’occupation (« Maurice le séminariste »), à l’exode de la même époque, aux dessins d’un certain Ferdinand au camp de Dachau ou encore l’incroyable histoire d’un preneur de son à Drancy. Mais il vise également Luis un Républicain espagnol ou un « faux évêque vendéen sur la route de Granville« . À chaque fois, avec sa sensibilité propre, Bruno Sillard plonge à hauteur d’homme dans les drames humains, consécutifs aux secousses de l’histoire. Autant de faits qui réveillent notre sensibilité aux malheurs subis par des gens qui n’avaient rien demandé.

Mais il est une séquence qui suscite un effroi particulier. Celle du lynchage en 1916 d’un jeune homme de 17 ans (issu de l’immigration comme on dit de nos jours) à Waco au Texas. Confondu dans une affaire de viol Jesse Washington a été brûlé vif durant deux longues heures après avoir été atrocement mutilé. La photo est connue: son corps calciné est encore attaché au poteau du supplice et on voit à l’arrière-plan un homme qui sourit car ce genre de lynchage était vécu comme une fête où il convenait d’amener les enfants. On appelait ça des « Necktie Party ». Et cela se passait il y a tout juste cent ans. La chronique de Bruno Sillard, elle, est parue le 3 mars 2017. Son texte mettait l’accent sur la chanson forcément terrible mais aussi poétique qu’avait interprétée Billie Holliday à ce sujet: « Strange fruit ». L’artiste noire qui elle-même avait connu les avatars de la ségrégation alors qu’elle était déjà célèbre.

Campement de migrants Paris, mai 2018

Dans les années soixante, en France, on parlait davantage d’immigrés plutôt que de migrants. Pourquoi, parce que ceux-ci avaient déjà migré. Ils étaient parvenus à l’objectif essentiel du migrant, celui d’arriver quelque part. Aujourd’hui on parle davantage de migrants parce que nos sociétés ont peur. Ils ne sont pas les bienvenus. Et puis les noyades en Méditerranée sont lointaines. Lorsque les campements grossissent dans les rues de Paris, la municipalité demande leur évacuation, avec toute l’humanité requise bien sûr, de façon à protéger nos sensibilités. L’histoire elle, bégaie depuis le début des temps. Variations climatiques, guerres, régimes dictatoriaux, misère économique, rien ne change. Comment ne pas comprendre ces populations qui voient l’Europe comme un sapin de Noël. Leurs yeux brillent dans un mélange de résignation et de convoitise. Faut-il les en blâmer. Ce sont des masses considérées comme telles par les politiques appelant à des mesures globales mais composées de milliers de destins individuels. C’est ça que rappelle Bruno Sillard justement, en évoquant les personnes et les familles sur les routes de l’exode ou de la déportation, leurs effets en bandoulière et l’envie de rester en vie.

PHB

« Migrants sur les chemins du monde » par Bruno Sillard éditions Unicité 16 euros

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3 réponses à Déplacements contraints

  1. Fauveau dit :

    merci d’avoir mentionné cette parution

    mhfauveau

  2. Lottie dit :

    Bonjour et merci pour cet article auquel je me permets d’ajouter quelques précisions quant aux définitions relatives à la migration :
    -Etranger : toute personne qui a une nationalité étrangère ou n’a pas de nationalité.
    -Migrant : toute personne qui s’est déplacée
    -Demandeur d’asile : s’il a demandé l’asile, le migrant devient un demandeur d’asile (statut particulier)
    -Réfugié : s’il a obtenu l’asile, le migrant devient un réfugié (statut particulier)
    – Immigré : selon la définition adoptée par le Haut Conseil à l’Intégration, un immigré est une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France. Les personnes nées françaises à l’étranger et vivant en France ne sont donc pas des immigrées. À l’inverse, certains immigrés peuvent obtenir la nationalité française. Un immigré n’est pas nécessairement étranger et réciproquement, certains étrangers sont nés en France (essentiellement des mineurs).
    La qualité d’immigré est permanente, contrairement aux autres statuts cités ci-avant (migrant, demandeur d’asile…). Autrement dit, un individu continue à appartenir à la population immigrée même s’il devient français par acquisition.

    Merci également à Bruno d’attirer l’attention sur ce sujet délicat.
    Lottie

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