Kharkiv, voyage au cœur de l’ancienne capitale de l’Ukraine soviétique

Ici on est ailleurs. Loin des villes romantiques où passer un week-end en amoureux, loin de l’internationalisation du monde, loin du tourisme de masse. Du reste, il n’y a pas d’office de tourisme à Kharkiv. Pourtant avec 1,5 million d’habitants, l’ancienne capitale de la République soviétique d’Ukraine (1917-1934) est la seconde ville de ce pays. Elle est située à 413 km à l’est de Kiev et à 40 km de la frontière russe. Pour que le charme de Kharkiv opère, il faut se donner du temps et affûter ses sens. En parcourant la ville, on comprend vite que son atmosphère insolite, un mélange de désuétude poétique et de mégalomanie architecturale, se double d’une vie locale très animée. Elle pulse principalement au travers de trois cœurs, la place de la liberté, la place de la constitution et le grand marché central.

Au nord-ouest de Kharkiv, sur la place de la liberté (ploshtcha Svobody), le style soviétique vous prend au nez. D’ailleurs, ce n’est qu’en 2014, au lendemain de l’Euromaidan que la statue de Lénine a été déboulonnée de son centre. Cette place de 100 000 m2, l’une des plus grandes du monde, est bordée de toutes parts d’une architecture colossale, des bâtiments staliniens pur jus (ci-dessus) ; exception faite du Derzhprom (le Palais de l’industrie) de style constructiviste. Le Derzhprom, achevé en 1929, a été le premier gratte-ciel d’Union soviétique. Cet immense complexe architectural, qui comprend un ensemble de tours reliées par des passages de verre, est toujours en usage. Son style constructiviste et sa surface au sol (plus de 10 000 m2) frappent encore aujourd’hui par leur modernité et caractère futuriste. C’est pour accueillir les administrations de la première capitale de l’Ukraine soviétique de 1917 à 1934 (avant Kiev) que la place Svobody a été aménagée après 1925. Puis, Staline étant devenu rétif au style constructiviste, les autres bâtiments constructivistes ont été camouflés au lendemain de la guerre sous une décoration de style néo-classique stalinien toujours là.

Loin de l’austérité soviétique de la place de la liberté, les rues colorées gravitant autour de la place de la Constitution (ploshtcha Konstytutsiyi), connaissent une grande variété architecturale et une animation marchande. Les beaux hôtels de style classique et Empire, les élégants magasins, cafés, chocolateries et théâtres, rappellent le développement capitaliste fulgurant qu’a connu Kharkiv. Fondée sur les steppes au XVIIe s., Kharkiv est en effet devenue une grande ville industrielle pendant la seconde moitié du XIXe s. grâce à une quarantaine de familles nobles.

Gare de Kharkiv.©Lottie Brickert

Construction de chemins de fer la reliant au restant de l’Ukraine et à Moscou, développement de l’industrie du charbon et de l’acier, d’usines de locomotives, de machines agricoles mais aussi de l’agriculture, des banques, brasseries, manufactures de porcelaine ou de chocolat… l’essor a pris une telle ampleur qu’en 1899, on comptait 259 usines dans la ville. Parallèlement une vie intellectuelle et culturelle intenses ont vu le jour et des universités d’excellent niveau ont fleuri. De nombreux prix Nobel ont été formés à Kharkiv dont Metchnikov, l’immunologiste venu en France, qui a donné son nom à l’un des bâtiments de l’Institut Pasteur.

Au centre de la place de la Constitution, le musée d’Histoire est incontournable. Grâce à ses cartels didactiques, traduits en anglais pour la plupart, vous saurez tout de Kharkiv, depuis le passage des Scythes au VIIIe s. av. J.C., jusqu’à la nourriture des cosmonautes en passant par la discipline militaire des cosaques et le sort tragique de Kharkiv pendant la seconde guerre mondiale. Quant au musée d’art de Kharkiv (rue Radnarkomitsva), ses travers font partie de ses charmes. Ce musée est un peu fané comme ses gardiennes qui patientent dans la pénombre avant d’allumer les salles au fur et à mesure du passage des visiteurs tant ils sont peu nombreux. Dommage que les tableaux, pourtant de qualité, soient mal mis en valeur. Le musée est célèbre pour la toile de 1890 d’Ilya Repine « Les Cosaques zaporogues écrivant au sultan de Turquie ». Elle retrace un épisode de l’Histoire de l’Ukraine. En 1675, les Cosaques, qui refusaient de se soumettre au Sultan, avaient décidé de lui écrire une lettre d’insultes pleine d’ironie et au ton très cru. Elle a inspiré Apollinaire dans La chanson du mal-aimé (Alcools 1913).

Le marché de Kharkiv ©Lottie Brickert

Il serait dommage de visiter Kharkiv sans s’arrêter au grand marché couvert Tsentraly, en contrebas de la place de la Constitution. La vie de Kharkiv bat son plein tout au long de la journée dans ce grand rendez-vous populaire. Dès les premières heures du jour, les maraîchères en tablier et fichu fleuris s’activent sous l’amoncellement de fruits et légumes des étals colorés de la halle aux primeurs. Le foisonnement de l’immense halle aux viandes constitue un spectacle qui n’est pas moins haut en couleurs. Là, des bouchères plantureuses – coiffes de service en dentelle plantées dans leurs cheveux bouffants façon sixties – attendent le chaland assises au coude à coude derrière leur stand. Elles vendent le cochon sous toutes ses formes. Pendus aux esses qui encadrent leurs visages comme des guirlandes, les queues, pieds, oreilles, et museaux. Sur l’étal les rôtis, le lard (dont raffolent les Ukrainiens) décliné du maigre au gras, les saucissons, jambons, côtes, jambonneaux, abats … En dehors de l’alimentation, l’exploration de ce véritable petit village marchand réserve d’autres surprises. On déniche des objets insolites pour décorer sa maison et on peut s’habiller de pied en cap dans cette Samaritaine à l’ukrainienne dont les venelles sont spécialisées par type de produits. Les amateurs de souvenirs resteront un peu sur leur faim sauf s’ils raffolent des incontournables tuniques brodées.

Lottie Brickert

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10 réponses à Kharkiv, voyage au cœur de l’ancienne capitale de l’Ukraine soviétique

  1. Albert dit :

    Félicitations pour cet excellent article qui donne envie d’y aller sans tarder.

  2. Didier dit :

    Une version du tableau d’Ilya Répine est conservée au Musée Russe de Saint Petersbourg . Celle qui avait inspirée Apollinaire pour ces strophes souvent chantées ?
    Ou alors, le tableau est-il comme son auteur, ambulant ?

  3. Isabelle Fauvel dit :

    Merci, Lottie, pour ce dépaysement matinal qui donne aussitôt envie d’aller voir sur place.

    • Bruno Sillard dit :

      J’aime ces cartes postales , ces images que l’on découpe et celle que l’on va coller sur sa valise. Lottie je t’aime quand tu ramènes à pleine palette, les couleurs, les étals que les maraîchères en tabliers et fichus fleuris ramènent à pleines mains. Là, attend Lottie, je regarde ces bouchères plantureuses. Tu me prends la main pour me montrer tous ces cochons pendus aux qui encadrent leurs visages comme des guirlandes, les queues, pieds, oreilles, et museaux. Sur l’étal les rôtis, le lard (dont raffolent les Ukrainiens) décliné du maigre au gras, les saucissons, jambons, côtes, jambonneaux, abats tous ces cochons… Je te suis Lottie, nous allons où?

  4. Hélène Delprat dit :

    Moi aussi Lottie j’ai bien aimé suivre tes pas à Kharkiv. Je suis une fan de la première heure de tes récits de voyage, tu le sais. Mais ce parcours là m’a particulièrement plu. Peut être parce qu’il m’a rappelé le marché Chorsu à Tachkent en Ouzbékistan où sur les étals les brochettes de gras volent la vedette aux rôtis. Souvent dans les pays où le tourisme est le moins  » évident » on peut capter de ces ambiances originales. En tous cas ne dévoile pas trop à l’avance tes prochains périples, méfie toi, on risque d’être nombreux à vouloir t’accompagner! LN

  5. Lottie dit :

    Merci chers lecteurs pour vos commentaires. Si j’ai bien compris, il faudra affréter un petit bus pour le prochaine voyage?

    Didier, il y a effectivement deux versions du tableau d’Ilya Répine, la première au musée d’art de Kharkiv et la seconde, comme vous l’avez souligné , au musée russe de Saint-Petersbourg. J’ignore si elles sont semblables n’en connaissant qu’une.

    Cordialement,
    Lottie

  6. Raymond dit :

    Je rejoins volontiers le fan-club de Lottie, qui mérite amplement tous ces compliments pour la qualité de ses articles… jusqu’à susciter une invitation pour une promenade amoureuse sous les cochons pendus !

  7. bruneau dit :

    merci Lottie de nous faire voyager en dehors des sentiers battus
    Je tembrasse. Michel B

  8. Claude JOULAIN dit :

    J’en suis aussi du voyage en petit bus. Car, si j’étais, un jour, en Ukraine subcarpathique et ai vu quelques-unes de leurs églises- quasiment » de bois debout » ou stavkirke-, le tableau d’Ilya Répine, je l’ai raté. Dommage car à lui tout seul , et en comparant le VIIIe siècle de l’épopée homérique et le VIIIe siècle de l’envahissement par les Scythes, il enflamme l’imagination aux couleurs et sonorités des  » cosaques zaporogues ». « Ecrivant au sultan de Turquie » de plus! En habits et gilets jaunes?
    Un retour à Lemberg ne serait pas pour me déplaire: Kharkiv est-elle aussi dotée, comme Lviv, de ces ruelles ou places propices au rire, malgré  » l’immense complexe architectural »?

    • lottie dit :

      Le centre de Kharkiv, autour de la place de la Constitution, n’est ni aussi étendu ni aussi beau que celui de Lviv. Mais il ne manque pas d’atouts avec ses petites places, églises à pignon, un grand parc… Il est aussi beaucoup moins touristique et donc moins internalisé que celui de Lviv qui connait à longueur de temps une marée touristique venue de toute l’Europe.

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