Il nous dit les mêmes mots

L’objectif de vendre beaucoup d’albums sera probablement atteint. Disparu en 2009, Alain Bashung a en effet laissé nombre de ses admirateurs en deuil et donc en manque. L’objet s’intitule « En amont ». Finement titré ainsi parce que selon sa veuve, les 11 chansons qui composent le disque ont été interprétées de son vivant ce dont on pouvait se douter. Avant sa sortie officielle, deux titres -il est vrai remarquables- ont fait l’objet d’une diffusion précoce afin d’appâter le client: « Immortels » et « Elle me dit les mêmes mots ». Tous avaient été destinés à l’album « Bleu pétrole » mais l’artiste les avaient néanmoins écartés de la sélection finale. Le résultat est que l’ensemble semble pour le moins inégal et qu’à l’écoute on ne peut s’empêcher de penser à une opération de raclage de fonds de tiroir dans les règles.

Alain Bashung est un grand artiste. Il faut se retenir de dire « immense » parce que le terme entrerait en incohérence avec une certaine sobriété, un certain effacement de l’homme lui-même, mais c’était effectivement un chanteur de la catégorie supérieure. On lui apportait la musique, on lui adressait des paroles et c’était son interprétation, sa façon à lui de mixer l’ensemble qui transformait le tout en œuvre. Son œuvre. Sa voix était celle d’un magnétiseur, d’un hypnotiseur, d’un charmeur, d’un ensorceleur. Il avait inventé une forme de romantisme perturbant, élaboré une sorte de poésie contre-culturelle. Sa façon d’évoquer la sexualité était bienheureusement dérangeante, agréablement malsaine et donc très éloignée des conseils d’une pratique « épanouie » que vantent à longueur de semaines les hebdomadaires. Il avait aussi le goût de l’expérimental. Sorti en 1992, son album « Réservé aux indiens » en était la démonstration puissante avec des titres comme « Climax 4 » ou encore « Not tonight Joséphine ». Chacun dispose de son hit parade personnel. Des morceaux comme « l’Apiculteur », « La nuit je mens » ou encore « Je tuerai la pianiste » font partie d’un répertoire impeccable dans lequel on ne se lasse de puiser.

Ce qui fait que l’achat de ce « En amont » avait quelque chose d’irrésistible. Les intoxiqués (dont l’auteur de ces lignes il faut l’avouer) avaient besoin d’une dose ultime quand bien même ce n’était pas le choix de l’auteur. Les arrangeurs ont fait au mieux, parfois avec brio et au moins retrouve-t-on sa voix. Sa façon de chanter qu’un couple est finalement « immortel », de scander avec un bel accompagnement à la guitare qu’elle lui disait « les mêmes mots », ou encore lorsqu’il suggère laisser la mariée « brûler sa traîne » et se « débarrasser de l’énergumène » (qui la suit), conviennent au talent que l’on avait gardé de lui avec sa diction si personnelle. Pour les titres moins convaincants en revanche, on sent bien qu’un bel effort a été fait du côté des arrangements musicaux afin de recréer une ambiance qui lui était propre. Rien de médiocre à dire le vrai, on retiendra même l’arabisant « Les Salines » tout en élégance, mais on comprend pourquoi Bashung avait fait le tri. D’autre part si l’ordonnancement des compositions sont constitutives d’un album on peut logiquement déduire que dans ce cas précis il n’y était pour rien.

Comme les technologies modernes autorisent de piocher dans une liste, ainsi qu’il est désormais permis de ne pas acheter tout un package, on sera bien avisé de faire une écoute préalable en aval avant de passer à la caisse. Et il est toujours possible, d’une autre façon, de saluer la mémoire de ce gentleman de la scène au cimetière du Père Lachaise. Sa place y est discrète et le coin bien joli. Il y manquerait juste la mention « parti sans laisser d’adresse ». Cela ferait une meilleure perspective qu’un simple avis de trépas.

PHB

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