Sur la route malgré tout

A priori, le monde du BTP avec ses tractopelles et autres rouleaux compresseurs n’est guère compatible avec l’art moderne. Cependant c’est Colas, filiale du groupe Bouygues et spécialiste entre autres de la construction de routes qui a pris l’initiative de créer au début des années 90 une fondation destinée à promouvoir la peinture contemporaine. Depuis, chaque année, 10 artistes de toutes nationalités sont sélectionnés parmi 200 dossiers pour réaliser une toile sur le thème de la route. Quel plus beau sujet pour un artiste ! La route c’est l’ouverture de l’espace, c’est l’invitation au voyage c’est la conquête de terres inexplorées c’est la promesse de liberté et d’échanges entre les hommes et les cultures. 

En l’occurrence, c’est aussi l’occasion de donner chaque année leur chance à 10 artistes et de constituer ainsi une collection qui vient agrémenter le quotidien des employés du groupe puisqu’elle est exposée et circule dans les locaux de l’entreprise répartis aux quatre coins de la planète. Ainsi la collection crée du lien social et participe à l’adhésion aux valeurs de l’entreprise. C’est sans aucun doute le caractère mixte du jury –pour moitié personnel de l’entreprise et pour moitié personnalités du monde de l’art et des médias- qui donne à la sélection son caractère unique à l’écart des diktats de l’art contemporain officiel. Ici, pas d’installations, pas de vidéo, juste de la peinture.

Au fil des ans, la collection totalise 360 toiles d’artistes de 40 nationalités différentes.
Parmi le cru 2018 le canadien Dan Brault imagine l’invisible de la route (image d’ouverture ci-dessus) : un monde souterrain poétique grouillant de références à la peinture, à la bande dessinée et au graffiti.

L’artiste albanais Edi Hila figure majeure de la scène balkanique et qui a choisi de vivre à Tirana, vise un « Au delà des frontières » qui en dit long. Il nous restitue un paysage à mi chemin de l’abstraction et du figuratif dans des couleurs de bleu de glace et une ambiance de fin du monde qui évoque le travail d’Enki Bilal. 

Pour Dorian Cohen (ci-dessous), la route est synonyme de « départ en vacances » des vacances un peu spéciales avec un tableau très construit entre minéral et végétal. C’est cette construction même qui interpelle et qui transforme le réel en irréel car, petit à petit à mesure qu’il se découvre, ce réel devient étrange.

Et même politiquement incorrect tellement l’usage de la voiture aujourd’hui veut qu’il soit indispensable, « quand-on-ne-peut-pas-faire-autrement » et si possible en mode partagé et pas en diesel. L’actualité du prix à la pompe de nos carburants et la révolte qui s’y est accolée fait que l’idée même de sortir l’automobile pour partir en vacances ou juste aller se promener le nez et le foulard au vent est devenue totalement transgressive. Les égoïstes, les vilains qui ne pourraient « pas faire autrement que de prendre la voiture pour aller se promener » sont actuellement priés de faire profil bas et de laisser le cabriolet au garage.

Au delà de la peinture, on peut se demander quand la fondation Colas prendra t-elle le virage de la littérature pour un recueil des plus beaux textes sur ce ce thème inépuisable ? Des textes et des citations qui pourraient prendre place en écho aux peintures sur les cimaises du tout nouveau siège de l’entreprise, le « Green Office Quartz » signé Christian de Portzamparc. Un peu comme la poésie qui s’affiche de temps à autre dans le métro.

Marie-Pierre Sensey (avec PHB)

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Exposition. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Sur la route malgré tout

  1. philippe person dit :

    Ah! Les braves milliardaires mécènes ! Les braves prédateurs qui se donnent bonne conscience avec des fondations d’art qui leur permettent de faire de l’optimisation fiscale…
    Votre ode à la pollution automobile, à l’art officiel m’a irrité les narines….
    J’ai envie d’aller respirer ailleurs… avec des copains artistes qui ont une morale, une exigence, qui ne collaborent pas avec l’ennemi… J’ai un ami qui a une belle formule : « ne jamais souscrire à l’esthétique de l’ennemi »
    Un véritable artiste peut-il aller à la soupe chez Bouygues ?
    En vous lisant, je me sens plus sans-culotte que gilet jaune…

  2. jacques ibanès dit :

    Marcheur invétéré, j’ai été amené au fil des ans à mesurer l’importance des routes et des ponts qu’il me faut quelquefois emprunter en compléments aux sentiers.
    Naïvement sans doute, je trouve intéressante l’initiative de Colas. Même si elle n’est pas dépourvue d’arrières pensées d’ordre fiscal soulignées ci-dessus, elle a le mérite de nous donner à voir le travail de ceux qui prolongent un hommage aux bâtisseurs initié jadis par Fernand Léger (et peut-être bien d’autres avant lui). Merci à Marie-Pierre Sensey de nous rappeler que la route peut être encore matière à rêverie …

  3. Pierre SAVIN dit :

    Comment un « véritable artiste » peut-il décider qu’une entreprise qui construit des routes et des ponts est un »ennemi », et ennemi de qui d’ailleurs ? De la société à qui elle procure des milliers d’emplois pour des ingénieurs et des ouvriers ? Mystère de l’âme humaine.
    Mais on peut comprendre que pour le sans-culotte de base, apprendre qu’un artiste albanais « qui a choisi de vivre à Tirana » collabore avec l’ennemi, ce soit suspect…

Les commentaires sont fermés.