Survivants sur le fil

Nous sommes dans un immense bâtiment industriel. Au plafond les néons ponctuent l’espace à perte de vue comme un damier lumineux sans fin. Nous sommes à Bolbec, non loin sans aucun doute du Balbec imaginaire de Marcel Proust, en Normandie plus exactement en Seine Maritime. Nous sommes dans les anciens ateliers Boussac un fleuron de feu l’industrie textile qui fut un temps le moteur économique de la ville. C’est à la fin du XVIIIe siècle que de nombreux manufacturiers s’installent pour produire des toiles de coton imprimées appelées « les indiennes ». En 1806 on dénombre pas moins de 27 manufactures employant au moins 800 ouvriers. Puis la roue du rouet tourne. Après l’âge d’or vient le déclin. A la fin du XIXe, une seule « indiennerie » subsiste et le dernier atelier de tissage ferme ses portes en 1986.

C’est là que nous sommes, dans les locaux de l’ancienne usine Desgenetais-Boussac. Le dernier témoin de l’empreinte des manufactures, des équipements industriels structurants qui ont redessiné la ville avec la construction d’écoles, de crèches, de chapelles, de maisons des ouvriers, des contremaîtres.

C’est là qu’une poignée d’hommes et de femmes ont décidé de faire vivre la mémoire du lieu. Dans ce hangar vidé de ses machines détruites volontairement par les anciens propriétaires pour ne pas exporter à l’autre bout du monde à la fois les marchés et le savoir faire d’une industrie désormais soumise à la dure loi de la mondialisation, une poignée de résistants résiste. 

Ils ont récupéré d’autres machines pour recréer une usine imaginaire et faire une démonstration en raccourci de l’ensemble d’un savoir faire : celui de la chaîne de fabrication du textile, à partir de la fleur de coton jusqu’au tissage fini. 

Sur un seul lieu et sur un parcours de quelques instants, nous voyons ce que personne n’a jamais vu ailleurs : la balle de coton extraite de sa tige devient voile, puis ruban, puis encore mèche avant de devenir le mince fil que nous connaissons. Après la partie filature, vient la partie tissage : une partie du fil est bobiné sur une cannette pour constituer la trame, l’autre partie est ourdie pour réaliser la chaîne que les métiers à tisser transformeront en textile sur des machines d’une complexité inouïe. Des machines qui sont toutes en état de marche et que des bénévoles, anciens du textile et jeunes apprentis sont émus d’entretenir et de mettre en service devant nous, animés par la volonté de faire connaître le savoir faire dont ils sont fiers.

Hommage et transmission: trois jeunes dans ce hangar font tourner un métier à tisser pour continuer à produire les mêmes mouchoirs en fil de coton qui un jour de 1960 ont vu apparaître un certain mouchoir en papier venu des États Unis de la marque « Kleenex ». A l’heure du bilan carbone de notre vieille planète, quand d’aucuns s’interrogent sur leur mode de vie et de consommation allant jusqu’à envisager de se transformer en chasseurs/cueilleurs, quand nous avons tous conscience que tout ceci devra bien finir par changer un jour, les tisserands de Bolbec ont fait leur choix.

Même pas morts.

Marie-Pierre Sensey

 

 

Bolbec au fil de la mémoire
Atelier musée vivant du textile et des indiennes
76210 Bolbec

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Une réponse à Survivants sur le fil

  1. LECONTE dit :

    Merci Marie Pierre. Ici aussi, à Tourcoing et à Roubaix des résistants ont résisté !
    Merci à eux.
    Nous leur rendrons hommage, bien modestement, dans notre spectacle familial « La Forêt bleue » en avril prochain. En situant l’action dans un atelier textile en plein essor, nous tentons d’apporter notre contribution…

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