L’orient fantasmé

Cette femme de rêve n’a pas vraiment existé. Le titre de cette peinture réalisée au 19e siècle par Charles Zacharie Landelle est apocryphe. La toile s’intitule « La Juive de Tanger ». L’élève de Paul Delaroche et Ary Scheffer qui a séjourné une première fois au Maroc en 1853, aurait en réalité fait appel à son modèle favori, une fermière normande. Et le costume est réputé avoir été prêté par l’un de ses amis. C’est un idéal de beauté fantasmé que l’on peut admirer au Musée Marmottan Monet où vient de démarrer une exposition dévolue à « l’orient des peintres ».

L’idée en l’occurrence était probablement de faire rêver à partir d’une sexualité occidentale brimée, lassée de ses propres codes. Ainsi lorsque Jean-Léon Gérôme peint son « Marché aux esclaves » où l’on voit trois hommes évaluer dans une cour, les qualités d’une femme nue, c’est entièrement bidon. Lui a surtout voyagé en Égypte. Dans le même ordre de pensées, quand il peint son « Odalisque », soit une femme assise -toujours nue- sur un coussin, l’on se doute bien que l’artiste invente l’ensemble, à partir d’une agrégation de souvenirs et de la projection générale qui idéalise la femme orientale en modèle de sensualité. Ingres, Édouard Debat-Ponsan, Paul Alexandre Leroy ou plus tard Félix Édouard Valloton dans un registre modernisé (rendant hommage via son « Bain turc » à Ingres), tous s’introduisent en rêve dans des endroits en principe réservés aux femmes en une sorte de voyeurisme virtuel. Dans l’imaginaire tout est presque permis, grande est la liberté de bâtir un monde à sa guise, à sa démesure.

Mais l’orient et singulièrement l’Afrique du Nord, ce sont aussi des paysages. Au début du 20e siècle Albert Marquet s’en repaît en renouvelant complètement le genre. Il avoue dans une lettre à Matisse qu’il ne sera « jamais un orientaliste ». Ce qu’il réalisera l’atteste. Avec sa vue d’une « Mer calme à Sidi-Bou-Saïd » (1923) il joue la couleur, les contrastes, la simplicité. Ce faisant, il exhausse à peine la force des panoramas marocains cependant qu’il nimbe d’un bleu volontairement exagéré sa mosquée de Laghouat en Algérie. Dans cette représentation des paysages nord-africains, c’est la lumière qui est à la fête, peut-être un peu fantasmée elle-aussi, mais la représentation d’une façon générale a besoin d’un surcroît d’intensité pour faire pièce à la banalité de la vie. C’est le jeu.

Cette luminosité, les orientalistes du paysage l’exploitent à fond et il est recommandé de marquer le pas devant « Le Port d’Alger » réalisé en 1898 par Jules-Alexis Muenier et dont on voit ci contre un détail. Il force un peu sur l’éblouissement, pratiquant en cela nous est-il expliqué, une forme d’illusionnisme. Même en 2019, cette irradiation d’Alger la blanche nous interpelle la rétine.

L’approche avant-gardiste du genre est également de la partie dans cette exposition où l’œil trouve bien souvent matière à se réjouir. Il nous est ainsi proposé deux vues radicalement opposées de Vassily Kandinsky. D’abord une ville arabe dont le traité général quitte à peine les sentiers battus sans pour autant démériter et une vision tout à fait moderne -le pas est franchi- , ultra-colorée, alliant des couleurs à la mode fauviste et une géométrie des formes humaines dont on sait bien le succès à venir. Mais sans aucun doute le saut créatif revient à Paul Klee avec son « Architecture intérieure » de 1914. Lorsqu’il se rend à Tunis il devine ce qu’il peut tirer de la géométrie des bâtiments et des rues. Ce qu’il fait-là (ci-dessous) signe magistralement son passage à l’abstraction. Un domaine qui, si l’on veut bien y réfléchir, caractérise de la même manière mais de façon radicale, le fantasme (oriental ou pas) selon lequel il existe une autre vie que maints artistes porteront sur la toile, aussi implacablement que la preuve par neuf.

PHB

« L’Orient des peintres, du rêve à la peinture » Musée Marmottan Monet jusqu’au 21 juillet 2019

PS: Il est à noter sur nos agendas qu’à partir du 12 septembre, le musée déclenchera une rétrospective de Mondrian à son époque figurative soit la phase précédant celle qui devait le rendre célèbre. Sera notamment présente une exception, c’est à dire son « Portrait of a girl in red », une merveille d’abstraction avec un gros carré rouge entouré de rectangles blancs, jaunes et bleus.

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4 réponses à L’orient fantasmé

  1. Perico Pastor dit :

    Excellent.

  2. Jacques Ibanès dit :

    Et pour ceux qui ont l’occasion de passer à Narbonne, je signale deux grandes salles du musée d’Art dédiées à la peinture orientaliste, dans un décor qui ajoute au rêve fantasmé.

  3. Pierre DERENNE dit :

    De passage à Narbonne en juin, je ne manquerai pas cette visite. Merci de l’info

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