Les silences de Vilhelm Hammershoi au musée Jacquemart-André

Pour accéder aux expositions temporaires de l’imposant hôtel particulier élevé boulevard Haussmann, en 1875, par Nélie Jacquemart et Edouard André afin d’exposer leurs collections, il faut parvenir tout en haut du bâtiment. Et donc en passer par les fastes des peintures italiennes et autres sculptures moyenâgeuses, et par les appartements et autres salon de musique, jardin d’hiver et escalier à double révolution monumental, jusqu’à la fresque de Tiepolo couvrant le mur entier, merveille entre les merveilles. Le couple a légué sa somptueuse demeure à l’Institut, à condition de ne pas démanteler leurs collections si variées.
L’amusant est que rien ne saurait nous préparer plus mal à l’exposition qui nous attend ces temps ci : l’univers du maître danois Vilhelm Hammershoi (1864-1916, né et mort à Copenhague) se présente comme la parfaite antithèse. « Redécouvert » il y a une vingtaine d’années, tout n’est chez lui que sobriété et dépouillement, à un point tel qu’il a toujours fait figure d’anomalie, ne se rattachant à aucun courant de son époque, poursuivant sa quête obstinée des mêmes lignes pures.
Dès la première salle, on tombe sur deux toiles qui sont peut-être les plus étonnantes. Sur le mur de droite, portrait de la fiancée de l’artiste, Ida Ilsted, datant de 1890 (ci-dessus). Elle est représentée assise de face, vêtue d’une robe longue noire toute simple et d’une veste beige aux boutons, bordure et encolure noirs, coiffée d’un étrange chapeau noir à plume, les poings posés sur les genoux. Grande sobriété de la pose et des teintes beiges, y compris le fond, comme de son expression un peu égarée, un peu rêveuse, le tout à l’opposé de ce qu’on peut attendre d’un portrait de fiancée. Rien de flatteur ni de gai, et pourtant Ida nous fait une forte impression, on va demeurer ensuite tout simplement hanté par son regard et sa présence. En un portrait, dès l’entrée, Hammershoi nous a subjugués.
Nous apprenons d’ailleurs que lorsque le jeune couple se rendra à Paris en 1891, le tableau sera exposé à la galerie Durand-Ruel et ne se vendra pas, mais que sa seule vue donnera au poète Rainer Maria Rilke l’envie de connaitre son auteur.
Sur le mur d’en face, « Trois jeunes femmes » nous montre Ida et ses deux belles-sœurs : devant un mur clair uniquement décoré d’un petit tableau, l’une est assise de côté en robe beige rosé, Ida se tient debout de face en robe noire et tablier blanc, la troisième tout en noir est assise de trois quarts, la tête baissée. Trois jeunes femmes réunies dans la même pièce, mais ne se regardant pas, ne communiquant pas, absorbées dans leur propre monde intérieur.
On peut penser au fameux portrait d’Orsay de Degas « La famille Bellelli », où comme dans celui-ci, aucun des membres de la famille ne communique avec les autres.
Et les quelques autoportraits de cette période donnent ce même sentiment d’intériorité rêveuse.

Thielska Galeriet/Tord Lund

Dans la même petite salle (l’exposition se déroulant dans une enfilade de petites salles), juste en face de nous, une immense toile en longueur semble nous narguer. Intitulée sobrement «Cinq portraits» (1901-1902), elle nous montre un groupe de bons bourgeois bien habillés, tout en noir, deux tenant un verre, accoudés à une table à nappe blanche juste éclairée de deux bougeoirs, un assis de côté au premier plan pipe à la bouche, se découpant en silhouette. Le plus frappant est celui de droite, mains dans les poches, les jambes largement étendues devant lui sur un tabouret, le crâne dégarni, nous regardant d’un air narquois. Sont représentés là, outre son frère au premier plan, quatre amis proches du peintre, un architecte, un historien d’art, deux peintres.
Hammershoi considérait cette toile comme son œuvre la plus importante non pas seulement à cause de sa taille exceptionnelle, mais pour la délicatesse de son clair obscur troué de quelques taches de lumière, blanc de la nappe ou plastrons de ces messieurs, dont la présence est saisissante. Elle pourrait évoquer comme une version de la Cène, en tout cas elle est d’une modernité confondante.

Dans la salle suivante, on tombe sur le portrait de cette mère ayant joué un grand rôle dans la vie de son fils en l’encourageant depuis le premier jour. Le fils l’a peinte « à la manière de » celui de la mère de Whistler (célèbre portrait acquis par Orsay), en hommage du jeune Hammershoi à son aîné américain : même position assise de côté, même travail ultra délicat de la lumière, blanc illuminant chez l’un le foulard de la femme, l’autre le long tablier se détachant sur la robe et le canapé noirs.
À 22 ans, la maître danois a trouvé à la fois sa palette et ses sujets, ses proches représentés dans leur cadre familial. Mais peu à peu, un doute s’insinue, car il faut un moment pour réaliser à quel point ses intérieurs, dès les tout premiers, sont faussement réalistes et soigneusement composés.
Ainsi cette femme replète vue de dos au coin d’une table en bois, en tablier blanc sur robe noire, la tête baissée comme absorbée dans quelque chose qu’elle tient, objet ou autre, représente-t-elle vraiment l’appartement ou la maison des Hammershoi dépouillée du moindre tableau sur les murs ? Peu importe… Il s’agit là d’une vision surprenant sans doute Ida absorbée dans ses travaux domestiques, un après-midi, alors que le soleil diffuse une lumière d’une blancheur dorée…
Paradoxe de notre époque : nous devons jouer des coudes, au milieu de la foule bruyante, pour approcher de ces petites toiles nous plongeant dans ces intérieurs imprégnés de silence et de recueillement.

Vient alors une salle consacrée aux paysages, aussi peu réalistes que les intérieurs. Collines brunes surmontées d’un ciel immense dans lequel moutonnent quelques nuages, aucun personnage, ces paysages sont aussi abstraits que les intérieurs. Et lorsqu’on nous montrera un peu plus loin quelques bâtiments comme l’Église Saint-Pierre de Copenhague ou l’École juive de Guilford Street à Londres, elles se dresseront comme des silhouettes fantomatiques dans un univers où l’homme, à nouveau, est absent.

Hammersoi Strangade 30 ©Städel museum Artothek

Nous attendent ensuite la série d’intérieurs qui ont fait la réputation du peintre de son vivant, réalisés entre 1898 et 1909, alors qu’il habitait au 30 rue Strandgade, notamment le fameux « Intérieur, Strandgade 30 » peint en 1901, symphonie en blanc et gris, portes blanches au premier plan et au fond, près de la fenêtre, silhouette noire de dos, sûrement Ida. Parfois on ne nous montre qu’un coin de la salle à manger, juste une porte ouvrant sur une table ronde à la nappe blanche, d’autres fois une femme vue de dos, comme la plupart du temps, Ida toujours certainement, se tenant debout derrière une table rectangulaire revêtue d’une nappe d’un blanc éclatant.
Il y a aussi cette extraordinaire vue du salon : le canapé en bois clair et tissu noir (que l’on retrouve d’une toile à l’autre) appuyé contre le mur, sur le parquet nu, une chaise à droite et à gauche, un tableau haut perché, et les carrés de lumière venant d’une fenêtre que l’on devine sur la gauche. Dépouillement, lignes pures, jeux de lumière.
Et puis le portrait qui sert d’affiche à l’exposition, la porte entrouverte au premier plan et la silhouette d’Ida au fond, de dos, le tout nimbé de merveilleux blancs, gris et beiges. Et aussi celui intitulé « Cour, Strandgate, 1905 », montrant Ida au fichu blanc penchée à la fenêtre de la cour, quasi abstrait, symphonie de multiples angles droits des murs et des fenêtres blanc-gris.
Sans oublier un « Intérieur avec un jeune homme lisant » datant de 1898, soigneusement mis en scène selon une composition plaçant le jeune frère du peintre debout à droite en train de lire, tandis que la lumière se concentre à gauche sur les courbes d’une chaise en bois blanc placée devant un petit secrétaire très foncé.

S’il y a du Rembrandt, du Vermeer ou du Whistler dans cette représentation à l’infini des mêmes intérieurs, dans cette fascination pour le cadre familial, Hammershoi n’a pas fait école à son tour, et c’est surtout chez le grand cinéaste danois Dreyer qu’il faut chercher une filiation. Dans « Ordet » ou « Gertrud », par exemple, on retrouve l’atmosphère qui imprègne ses tableaux, le mutisme des personnages, tout un univers à l’opposé du nôtre, d’autant plus mystérieux. Et d’autant plus fascinant que le peintre, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’a cessé de voyager et de déménager, emmenant les mêmes visions intérieures partout avec lui.

Lise-Bloch Morhange

« Hammershoi, le maître de la peinture danoise », Musée Jacquemart-André,
14 mars au 22 juillet 2019

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Une réponse à Les silences de Vilhelm Hammershoi au musée Jacquemart-André

  1. solange aincy dit :

    Votre excellent article m’a donné envie d’aller voir cette exposition, très vite .
    Merci .

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