Le Paris romantique de Daphné en escarpins

Que veux tu faire aujourd’hui ? me demanda Daphné.
Le soleil dardait sur nous ses premiers rayons, après plusieurs jours d’un temps maussade qui avait engourdi les corps et les esprits. La terrasse où nous étions installés était comble. Les garçons de café se croisaient et s’entrecroisaient, plateau rempli de boissons fraiches à la main, comme sur une scène de théâtre. Un peu sur notre droite, un petit chien blanc aux yeux coquins aboyait pour ne pas se faire oublier de ses maîtres, qui dégustaient sans faire attention à lui leur repas dominical.
Nous pourrions aller voir l’exposition « Paris romantique », répondis-je, alors qu’en face de nous, juste de l’autre côté de la rue, commençait un concert de jazz improvisé.
Si tu veux, répondit Daphné d’un air rêveur.
Cela n’a pas l’air de t’enthousiasmer, lui dis-je.
Le son du piano se faisait subitement plus fort, au point de couvrir presque complètement celui de nos voix.

L’air était presque chaud, les femmes portaient des tenues légères, l’été se profilait. Les principaux sujets de conversation tournaient autour du festival de Cannes, de Roland-Garros ou du Grand prix de Monaco, laissant loin derrière dans le classement des centres d’intérêt le résultat des élections européennes qui tomberait à 20 heures.

La période couverte va de la chute de Napoléon à la révolution de 1848.
Daphné ne m’écoutait pas. Elle suivait du regard les quelques passants qui s’étaient mis à danser au son d’un ragtime endiablé que le jeune pianiste, que je reconnus pour avoir suivi nombre de ses concerts donnés le jeudi soir dans les cafés des alentours, avait commencé sans, manifestement, l’intention de le terminer un jour.
Viens, mon cœur. Par la ligne 1, nous serons rapidement au Petit palais.
Daphné se laissait littéralement porter par cette musique qui, peut-être, lui rappelait celle de ses lointains ancêtres. Quand je la pris par la main, elle me suivit presque à comme à regret.

De 1815 à 1848, Paris, refusant tout repli identitaire, s’est imposé comme le carrefour culturel de l’Europe. L’exposition pour laquelle nous venions d’acheter nos billets sous les voûtes majestueuses du Petit palais promettait de mettre en scène l’extraordinaire foisonnement artistique qui anima Paris durant cette période.
« En dépit des aléas politiques, lisait à haute voix Daphné, la capitale épouse l’anglophilie littéraire comme vestimentaire, se passionne pour l’Espagne, soutient la cause grecque et pleure la Pologne, découvre l’Allemagne sans pour autant renoncer à l’opéra italien. Elle attire aussi bien Rossini que Liszt et Chopin, se délecte des batailles littéraires et s’étourdit de luxe et de raffinements ».
– Tu crois que l’exposition va évoquer Chateaubriand, lui demandais-je ?
– Je n’en ai pas l’impression, me répondit-elle.
– Tu en es sûre ? poursuivis-je d’un air incrédule.
Elle tourna rapidement les pages du catalogue.
Pas de trace de ton héros, confirma-t-elle, alors que nous présentions nos tickets à une ouvreuse qui, avec ses longs cheveux roux et ses yeux d’un vert glacé, ressemblait à une peinture préraphaëlite.
Une exposition sur le romantisme sans Chateaubriand, ce n’est pas possible, maugréais-je, alors que nous entrions dans la première salle.

Elle était consacrée au Palais des Tuileries. Nous apprîmes qu’habité de façon très irrégulière aux XVIIème et XVIIIème siècles, le palais des Tuileries devint, à partir du Consulat et jusqu’au Second Empire, la résidence parisienne permanente du chef de l’État. Pendant la période couverte par l’exposition, mis à part l’épisode des Cent-Jours, le palais fut occupé successivement par la branche aînée des Bourbons, avec Louis XVIII et Charles X, puis par la branche Orléans, avec Louis-Philippe.
La vie devait être belle, à cette époque, souffla Daphné en regardant le tableau d’Eugène Lami, Une soirée chez le duc d’Orléans aux Tuileries.
Réalisé en 1842, il restituait magnifiquement le luxe des vêtements et des décors de cette époque. En le regardant, il nous semblait entendre crisser la soie des robes de soirée que ces belles femmes aux cheveux apprêtés portaient pour plaire aux hommes qui, pour leur plaire à leur tour, faisaient assaut d’amabilités et de galanterie.
Oui, répondis-je. Mais je préfère cette ambiance-là.

J’avais entraîné Daphné devant le Salon de la princesse Marie aux Tuileries, de Prosper Lafaye (vers 1838). Seule au milieu de la pièce, la princesse ressemblait à une héroïne du Moyen-Age. Les murs rouges, l’épais tapis, le plafond à caissons sur fond vert, la statue de Jeanne d’Arc à cheval s’apitoyant sur le sort d’un soldat anglais agonisant, tout rappelait en effet cette époque redécouverte par l’art décoratif de la première partie du XIXème siècle.
C’est très beau, mon cœur, me dit Daphné à l’oreille. Mais il faudrait que l’on avance plus vite. Cela fait presque trois quarts d’heure que nous avons commencé l’exposition, et nous n’avons visité qu’une seule salle.
J’aime bien regarder les choses dans le détail, répondis-je, alors que je lisais déjà la notice explicative d’un autre tableau.
Oui, rétorqua-t-elle. Mais à ce rythme, il va nous falloir venir plusieurs fois pour tout voir…

Déjà elle m’entraînait vers la deuxième salle, consacrée au Palais-Royal.
Ah ! Le commerce du luxe, la mode, les restaurants…, dis-je avec une sorte d’impatience diffuse.
Le Palais-Royal constituait pendant cette période l’épicentre incontesté de la vie parisienne.
Tiens, dit Daphné en reprenant le catalogue de l’exposition, je vais te lire un petit texte de l’époque. C’est vrai que tout cela donne envie !
Elle s’amusa à prendre un ton de voix qu’elle imaginait proche de celui d’un guide touristique et, bien droite malgré la légère fatigue qui semblait s’être emparée d’elle à cause de ces escarpins vernis qu’elle avait voulu mettre pour fêter le retour du beau temps, lut d’une traite ce passage trouvé dans Le Nouveau Conducteur de l’étranger à Paris de 1817 : « Dans les boutiques brillantes qui occupent les galeries (du Palais-Royal) se trouve rassemblé avec goût tout ce que l’homme a pu inventer de plus riche et de plus élégant pour satisfaire son luxe et sa vanité : les marchandises les plus rares de l’univers y sont accumulées, les étoffes les plus belles, les bijoux les plus précieux, les chefs-d’œuvre de l’horlogerie, les productions les plus modernes du bon goût et des arts ; la mode y a établi son empire, de là elle règne en souveraine sur la capitale de la France ».
Pendant qu’elle lisait, j’admirais la Vue de la galerie d’Orléans au Palais-Royal, de Charles Gavard. Réalisée en 1834, d’après Pierre Fontaine, elle illustrait parfaitement ce que Daphné décrivait.
– « A côté de magnifiques cafés où la foule se presse, poursuivit-elle, sont des marchands de comestibles, visités religieusement par les gourmands. Les confiseurs appellent les friands par leurs sucreries délicieuses. Des tailleurs offrent des vêtements tout faits, dont l’étoffe, la coupe et la couleur sont exactement du jour ».
On aurait aimé y être ! lui dis-je, alors que le déjeuner était déjà assez loin. Cela ne te fait pas cette impression ?
– « Des bureaux de change de monnaie, poursuivit-elle sans me répondre, mais en se dirigeant déjà vers la salle suivante, des marchands de tableaux, de porcelaine, des graveurs et des peintres en portraits, invitent chacun à satisfaire ses fantaisies et ses goûts ». Alors que j’essayais, mais sans succès, de regarder les détails du Tableau de Paris. Galerie du Palais-Royal, que Georg Emanuel Opiz réalisa en 1831, nous étions déjà dans la troisième salle, consacrée au Louvre.

Institué à la fin du XVIIème siècle, le Salon devint au début du XIXème l’événement majeur de la vie artistique à Paris. Il constituait la seule exposition d’art contemporain dans la capitale. Tous les jeunes artistes aspiraient à s’y faire admettre par le jury, bien conscients que de leur succès au Salon dépendait la réussite de leur carrière.
Tous les genres et styles y étaient représentés, indiqua Daphné. Les tableaux étaient accrochés à touche-touche pour gagner de la place, tandis que les sculptures étaient reléguées au rez-de-chaussée du musée.
Comment sais-tu tout ça ? lui demandais-je.
Il suffit le lire les explications sur le mur ! répliqua-t-elle, en regardant en même temps qu’elle me parlait Le Christ au jardin des Oliviers, d’Eugène Delacroix (1824-1827).

Elle était trop rapide. Je n’avais pas le temps de pénétrer dans l’atmosphère de chaque salle. Y étions-nous juste rentrés qu’il me semblait qu’il fallait déjà la quitter. J’eus à peine le temps de jeter un regard sur le Roland furieux, magnifique sculpture en bronze de Jehan Duseigneur (1831), et œuvre emblématique de l’époque dans cette discipline, que nous nous trouvions déjà à l’orée de la quatrième salle, consacrée à Notre-Dame de Paris.
Cela me fait trop penser à ce qui vient de lui arriver, déclara Daphné d’un air presque aussi triste que celui que je lui avais vu le jour où l’incendie ravagea l’édifice. Allons voir la suite.

La cinquième salle était consacrée à 1830. On y décrivait le Paris des révolutions.
Après la chute de Charles X, le règne de Louis-Philippe, certes plus libéral à ses débuts, n’en surveilla pas moins étroitement la presse où les caricatures allaient bon train, faisant la réputation de dessinateurs aussi talentueux qu’Honoré Daumier ou Jean-Jacques Granville. Plusieurs de leurs œuvres étaient exposées, et nous nous amusâmes à essayer de reconnaître les personnages. Mais, bien sûr, nous n’y parvinrent pas, mis à part Louis-Philippe représenté, comme nous l’avions déjà vu à l’école, avec une tête en forme de poire.
Je crois que c’est ma période préférée ! dis-je, enthousiaste, à Daphné, dont les hauts talons commençaient à la faire véritablement souffrir.
À la révolution politique qui s’opérait alors fit en effet écho une vraie révolution dans les arts. Deux œuvres, toutes deux composées en 1830, incarnèrent le nouveau romantique auquel, depuis mon plus jeune âge, je m’étais, sans trop savoir pourquoi, largement identifié : Hernani de Victor Hugo, créé le 25 février au Théâtre-Français, et La Symphonie fantastique d’Hector Berlioz, jouée pour la première fois le 5 décembre au Conservatoire de Paris.
Alors que je m’éternisais devant les manuscrits de ces deux œuvres, Daphné me tira une nouvelle fois par le bras.
Attends ! lui dis-je.
Attendre quoi ? Cela fait une heure que tu as les yeux rivés sur ces parchemins !
Mais nous n’avons pas tout vu, j’imagine.
Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Pas encore le moindre manuscrit de Chateaubriand. Ce n’est pas possible…

Agacée, Daphné me fit traverser au pas de charge la sixième salle, consacrée au Quartier Latin, dont je ne devais garder, de fait, aucun souvenir. Nous atterrîmes dans la septième salle, qui faisait revivre avec beaucoup de bonheur la Chaussée-d’Antin et la Nouvelle Athènes.
C’était le quartier des banquiers et des collectionneurs, des ateliers d’artistes et des réunions musicales. J’appris en lisant les explications inscrites sur les murs fuchsia qu’il vit s’épanouir une forme discrète de prostitution. Beaucoup de jolies femmes entretenues, profitant des prix modérés de l’endroit, s’établirent en effet autour de la nouvelle église Notre-Dame-de-Lorette – ce qui leur valut bientôt l’appellation de « lorettes ». Le nom, que je trouvai dès lors fort sympathique, devint très populaire grâce à la suite de lithographies que Gavarni leur consacra en 1842-1843.

Daphné, de guerre lasse, avait enlevé ses escarpins, ce qui lui permit de traverser la huitième salle, consacrée aux Grands boulevards et au Théâtre-Français, à une vitesse supersonique. Je dus faire appel à toutes mes ressources physiques pour la rattraper rapidement. Je l’imaginais déjà, pieds nus, quitter le musée sans moi. Mais, une fois encore, j’avais paniqué pour rien. Elle était en train d’acheter tranquillement des bonbons à la violette. Sur une table, la reproduction d’une peinture représentant Madame Récamier dans son salon était en vente. En discutant avec la vendeuse, j’appris qu’il y avait une seconde exposition, au Musée de la Vie romantique, « De l’Arsenal à l’Abbaye-aux-Bois ». Consacrée aux salons littéraires, Chateaubriand y était à l’honneur. Ma soirée était sauvée et la sortie culturelle de notre prochain dimanche déjà toute trouvée.

Laurent Vivat

Eugène Lami
Une soirée chez le duc d’Orléans
1842

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