Apollinaire sur le front du cacao

Actuellement en vente chez un libraire de livres rares (1), un exemplaire de « La Rome des Borgia », comporte une amusante dédicace de Guillaume Apollinaire, datée du mois de septembre 1916. Elle dit: « À mon ami Lardet, après l’orgie on vit le pape Borgia, avaler un bol tout plein de Banania ». Apollinaire est alors l’auteur de ce livre publié en 1914 et co-rédigé avec son ami René Dalize. Le Lardet en question se prénomme Pierre-François et c’est l’importateur originel de la formule chocolatée en poudre au parfum de banane. Sur ce sujet extrêmement pointu on en conviendra, il écrit la même année (le 14 mars) à son ami Max Jacob que: « le mariage de R. me paraît bien immoral par le temps qui court et je comprends pourquoi le chocolat a pris une si grande importance dans notre existence sur le front ». Ces deux citations sont donc liées par la même fève de cacao…

Car le journaliste, ex-banquier et amateur d’art Lyrique,  Pierre-François Lardet, effectue en 1909 un voyage au Nicaragua. C’est ce que nous explique le site qui raconte l’histoire de la marque (2). L’objectif initial était de rendre compte d’un opéra donné au Brésil. Mais c’est bien au Nicaragua qu’il découvre nous dit-on une « délicieuse boisson faite de farine de banane, de cacao, de céréales pilées et de sucre ». Flairant l’aubaine il revient en France et fonde en 1912 la marque Banania à partir d’une formule élaborée avec un ami pharmacien. Il hésite entre «Bananette», «Bananose», «Bacao», «Banacao», et «Banarica»  et c’est sa femme Blanche qui, selon l’histoire narrée par Wikipédia, pousse en avant le nom de ce qui allait devenir la célèbre marque commercialisé en 1914. Esprit marketing et peut-être solidarité aidant, il fait remplir 14 wagons à destination du front afin de donner aux soldats « force et vigueur ».

Le site de l’histoire du Vésinet (3) nous informe par ailleurs que la réussite de l’affaire a permis à la famille Lardet d’acquérir une somptueuse villa (La Louisiane) boulevard Carnot, non loin -incidemment- de la maison de la mère d’Apollinaire. Mais aussi que Pierre-François Lardet a été petit à petit évincé de son affaire par ses associés qui le jugeaient « médiocre homme d’affaires ». Toujours selon le site de l’histoire du Vésinet, il achète un journal pour se venger par écrit, ce qui lui vaut un procès en diffamation. En 1929, en appel, il fait face à ses adversaires et leur tire ni plus moins dessus avant de retourner l’arme contre lui. Il devait être également un piètre tireur car l’affaire ne fera aucun mort. Il n’ira pas en prison mais en maison de repos. Il meurt désargenté en 1947.

Tout ça pour expliquer que le chocolat avait sur le front une certaine importance. C’est ce qu’explique Thomas Rossignol, le gérant de la librairie en ligne « L’Arrondi » qui aime, en tant qu’historien d’art, contextualiser les ouvrages qu’il met en vente. Cette « Rome des Borgia » précise-t-il d’ailleurs, est une édition rare datée de 1913 qui se « différencie » de celle de 1914 considérée comme l’édition originale. Il en existe très peu d’exemplaires ce qui justifie son prix pour bibliophiles avertis (8500 euros).

Le mieux est de finir sans bourse délier sur un extrait d’un poème à Lou daté du mois de février 1915, un texte épris d’amour, de passion et de désir dans lequel Apollinaire écrivait:

« Nous passerons de doux dimanches
Plus doux que n’est le chocolat
Jouant tous deux au jeu des hanches
Le soir j’en serai raplapla
Tu seras pâle aux lèvres blanches

Un mois après tu partiras
La nuit descendra sur la terre
En vain je te tendrai les bras
Magicienne du mystère
Ma Circé tu disparaîtras »

Très émouvant texte en vérité que cette « Rêverie sur ta venue », laquelle nous permet de conclure sans trop boire la tasse, après cette dissertation risquée sinon ardue autour d’une simple dédicace cacaotée.

 

PHB

(1) La page de la librairie l’Arrondi
(2) Le site de Banania
(3) Le site contant l’histoire des Lardet au Vésinet

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3 réponses à Apollinaire sur le front du cacao

  1. Yves Brocard dit :

    Merci pour cette très jolie et triste histoire de l’inventeur du Banania qui remplit les bols de ma jeunesse.

  2. Paul Dulieu dit :

    J’aime beaucoup la Rêverie sur ta venue, que j’ai mise en musique. La présence du chocolat dans ce poème m’a toujours intriguée. Maintenant je sais d’où cela vient. Merci.

  3. Laurent Vivat dit :

    Le chocolat s’est mieux marié avec la poésie qu’avec les affaires. Etonnante histoire. Merci.

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