Le gentleman polymathe

Sa fille Barbara évoque à propos de son père une « obsession graphomane » et, honnêtement, elle n’a pas tout à fait tort. Mais le cas de Bernard Dupuis est bien plus compliqué (et bien plus riche) qu’une simple manie. Les textes qu’il transpose sur des galets, des os, des mâchoires, des pavés, des lattes de bois, des coquillages et même sur papier, sont tirés de la poésie de Cendrars (ci-contre), Queneau ou encore Apollinaire. L’on est quand même un peu médusé par la capacité de cet artiste à saturer la surface d’un galet à la plume, qui plus est d’une écriture lisible jusqu’au bout, à condition bien sûr de faire pivoter le caillou. Le dernier support sur lequel ce médecin-pharmacologue de 82 ans a jeté son dévolu est le bambou, soigneusement lissé pour y accueillir des textes choisis. Il expose en ce moment-même chez Méert, cette vieille maison lilloise ayant gâté des générations de gourmets avec ses gaufres fondantes à la vanille de Madagascar.

Parfois, Bernard Dupuis offre tout simplement ses réalisations. L’une des dernières donataires a été l’écrivain Amélie Nothomb, elle-même familière de la maison Méert ce qui qui a valu à l’artiste une jolie lettre de remerciements dans laquelle l’auteur de « Stupeur et tremblements » (1999) s’avoue « comblée » en tant qu’amateur elle-même de calligraphie et de bambou. L’échange est circulaire.

Difficile de ne pas être d’emblée charmé par cet élégant monsieur dont la thèse de médecine a porté sur la périartérite noueuse, vite emballée selon ses dires, car un poste qui ne pouvait pas attendre se libérait alors. Son charme vient également de la façon raffinée dont il s’habille. Selon Gérard Goutierre qui a participé à la rédaction du catalogue, Bernard Dupuis se fournit chez le tailleur irlandais Hollington, enseigne qui à l’évidence, confère à son client lillois une distinction raffinée  (et donc insolite) de gentleman farmer. L’habit, sans aucun esprit de déguisement, lui sied. De par son allure mais surtout en raison de ses connaissances en arts et en sciences, Bernard Dupuis pourrait se décrire comme un gentleman polymathe.

Pourtant, et cette exposition l’atteste, l’homme est difficile à classer. S’il ne s’agissait pas d’art, on dirait de lui qu’il est un touche-à-tout, mais l’expression est trop réductrice pour convenir au personnage. Il n’empêche qu’il sculpte l’acier (à partir de la machine à découper d’un fabricant de machines agricoles du Thiérache), l’une de ses œuvres est visible à Hambourg (la ville natale de son épouse Véra), une autre agrémente le Parc de Cardiologie à Sophia Antipolis. Son style en l’occurrence emprunte au constructivisme et au cubisme, ses influences émanent de personnalités comme Fernand Léger, Malevitch, Paul Klee ou Juan Gris et au-delà jusqu’à l’un des animateurs du futurisme, Filippo Tommaso Marinetti.

Et en plus il est peintre, couvrant de larges toiles de sa peinture acrylique dans un genre que l’on pourrait qualifier de néo-psychédélique. Sans compter qu’il innove de surcroît avec des œuvres de tissus froissés et qu’il s’aventure aussi à l’occasion sur le terrain de la bande dessinée. À tenter de le cerner, un critique d’art professionnel atteindrait vite les limites de sa patience. Bien malin se dit-on, est celui qui lui collerait une étiquette. Félix Fénéon aurait peut-être pu le faire, lui qui savait si bien résumer un faits-divers en trois lignes. Les rédacteurs du catalogue se sont cependant pliés à l’exercice et il vrai qu’au bout d’un certain nombre de feuillets on mesure (un peu mieux) le périmètre d’une activité foisonnante. Au fond, le seul qui a réussi à qualifier Bernard Dupuis, est son petit-fils Maximilien. Lorsqu’il avait 6 ou 7 ans, le petit garçon a dit à son grand-père qu’il était un « fabricateur ». Rares sont les occasions où un néologisme apparaît à ce point opportun.

Donc le mieux afin de se faire une idée est de se rendre à Lille au 25-27 rue Esquermoise où de Gaulle, entre autres célébrités, avait également ses habitudes. On peut donc y aller pour cette exposition réjouissante et rafler au passage un ou deux paquets de gaufres (1), support sur lequel Bernard Dupuis (ci-contre), n’a pas sauf erreur, trouvé le moyen de calligraphier une lettre à Lou. Et c’est jusqu’au 30 novembre, il faut se dépêcher.

PHB

(1) À propos des fameuses gaufres

 

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