Le chef-d’œuvre

Je m’appelle Sévère Barilleau. Ce soir je suis mort. Mais point la peine d’aller réveiller vos pompiers, votre police, vos hôpitaux. Je suis mort au début du siècle, enfin de l’autre siècle. Un peu jeune, à mon goût, enfin, c’est comme ça. Je me sens un peu comme une bouteille d’un bon vin que l’on aurait débouchée trop tôt. «Il peut encore vieillir», dirait l’un. «Pour sûr qu’il a de la bouche !» répondrait l’autre. Mais voilà la bouteille est débouchée, et le vin ne vieillira plus.

 Mais je parle et je te vois debout. Assieds-toi. J’en mourais pas moins vite. Il est loin le temps quand je suis parti faire le tour de France. Moi l’apprenti charron, je suis devenu un compagnon. Un compagnon du tour de France. Ce n’était pas donné à tous. Devenir compagnon, c’était s’inscrire dans la tradition des grands constructeurs du Moyen-âge. On te demandait déjà de faire tes preuves avant de partir et au retour, plusieurs années plus tard, tu devais présenter la somme de tout ton art à travers de ce que l’on appelait un chef-d’œuvre. En général une maquette où les difficultés techniques sont volontairement accumulées, la preuve de la possession parfaite du métier. J’allais de ville en ville, mais je ne tombais pas n’importe où. Et si tu avais un problème, si tu étais malade, tu pouvais compter sur la chaîne des autres compagnons pour t’aider.

La roue de Sévère Barilleau. Photo: Bruno Sillard

Mon chef-d’œuvre ! Une roue de charrette, à la fois simple et compliquée, comme le dessin des rayons. Le soir après la soupe, je le sortais de ma besace, les pièces enveloppées dans un chiffon. Enfin ce n’était pas encore un chef-d’œuvre tant qu’il n’avait pas été présenté à mes pairs.

Je cause, je cause, mais je vois que tu n’as rien à boire. Dans le vaisselier là-bas, prend donc un verre à pied, ça l’usera un peu. C’est comme cette salle à manger où on m’a installé dans mon fauteuil. On ne s’en sert jamais pour ne pas abîmer la table de chêne et les chaises en cuir. Et voilà qu’au bout d’une vie, je m’aperçois que même les repas de famille étaient fêtés dans la cuisine. Bon, tu le prends ton verre. Dans la cuisine à côté, tu trouveras une bouteille de vin. N’oublie pas le plateau, ce n’est pas le jour de ma mort qu’on va commencer à laisser des traces sur la table de la salle à manger !

Où en étais-je ? Ah oui, mon chef-d’œuvre ! Sur la bonnetière, va chercher la roue là-haut. Tout en bois, avec les rayons qui se croisent comme des rayons de vélos, et cette petite horloge dans le moyeu. Et en marqueterie tout autour,  les neuf villes de mon tour de France. Nantes, Tours, Bordeaux, Marseille, Alger… Il y en a sacrément des pièces là-dedans. Et je ne te dis pas, quand il a fallu les assembler et les maintenir du seul cerclage métallique de la roue.

Il était alors grand temps de me marier. Le tour de France, le chef d’œuvre, tout ça c’est du passé. Une autre passion m’a volé à ma famille… Le mouvement perpétuel ! Imagine une roue d’un moulin à eau, sauf que là, à la place de l’eau on trouverait un système avec des billes qui tombant dans des godets feraient tourner la roue qui elle-même ferait remonter les billes. Eh non ça ne marchait pas ! Le mouvement perpétuel, on le recherche depuis la Renaissance, et voilà qu’une autre invention est venue tout chambouler.

J’aurais mieux fait de travailler sur le moteur à explosion. Tu imagines, on l’a inventé en 86. On l’a installé au cul d’une charrette, mais ça c’était normal, cela fait des millénaires que cocotte la tirait cette charrette. Mais le plus curieux, c’est qu’au même moment, alors que l’homme n’avait jamais volé, en ballon peut-être mais c’est de la foutaise, et bien on a mis des ailes au moteur. Et depuis avions et automobiles se marquent à la culotte.

Regarde ma roue, elle est belle. Dehors j’ai une dizaine d’ouvrier qui en fabrique de moins belles, mais sans doute bien plus utiles. Bientôt, les carrosses se transformeront en automobiles.et la seule chose perpétuelle qui me restera sera mon tombeau.

Il va falloir que tu y ailles, fiston. J’ai été content de te voir, mon quoi ? Arrière-arrière petit fils, c’est çà ? Je ne sais pas comment tu as pu venir, mais je ne pense pas que là-bas on apprécie beaucoup ce genre de rencontre. Au fait, la roue ? Bon tu me rassures, prends en soin.

Tout ce qui est raconté est sans doute vrai, l’histoire est peut-être imaginaire. Seule la roue le sait…

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11 réponses à Le chef-d’œuvre

  1. jmcedro dit :

    Toute cette histoire est sans doute en grande partie imaginaire. Ou partiellement vraie. C’est ce balancement miracle entre l’équilibre et le mouvement qui fait avancer la roue, n’est-ce pas?

  2. Fabienne M. dit :

    Souvenirs, souvenirs d’histoires qui font parties de mon histoire….oui je suis la soeur du redacteur de ce texte, une seule « erreur » vient s’infiltrer dans ce recit, Sévère est notre arriere grand-père, le père de notre grand-mère Madelaine ! (oui Madelaine avec un « a »).

    • Bruno Sillard dit :

      Madelaine avec un a? On ne me dit jamais rien!

      • Fabienne M. dit :

        Je tiens à dispo l’acte de naissance ….. lol ….
        Elle a toujours été très originale cette mamy !

        • Jean-François MALTHÊTE dit :

          Bonjour,

          Je suis intéressé par son acte de naissance, que vous pouvez m’envoyer à mon adresse email. Je suis moi-même Compagnon Menuisier du Devoir de Liberté, reçu à la Ste-Anne 1972, sous le nom de Parisien Prêt à Bien Faire.
          Question subsidiaire : son chef-d’oeuvre se trouve où ?

          Bien cordialement.

          Jean-François MALTHÊTE

  3. Bruno Philip dit :

    Bonne histoire

  4. Lambert René - 13420 Gémenos dit :

    Bonjour
    Sévère Louis Alexandre Barilleau, Vendôme la clé des coeurs, compagnon charron du Devoir a laissé une trace de son tour de France à Marseille vers mai 1885, on trouve sa signature lors de son voyage à la Ste-Baume le 15 août 1885. Merci de me contacter pour autres échanges (absent du 1er au 28 août)

  5. Magnifique chef-d’œuvre ! Et récit plein de sensibilité… C’est l’ami René Lambert qui m’a indiqué votre page.
    Un lien pour découvrir la vie et l’œuvre d’un autre Compagnon charron, Ferdinand Flouret (1851-1939).

    • Bruno Sillard dit :

      Merci, je découvre votre réponse, j’aime ces textes qui vivent loin de leur auteur. J’aime aussi que cette roue revive également.

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