La mort du «toro»

Il est des histoires qu’il est préférable de conserver pour soi tant le mot seul irrite. Pour qui ne connaît pas, disons que ce n’est ni un sport, ni un art, ni même une lutte. Quinze minutes aux termes desquelles il n’y a ni perdant ni gagnant. Tout simplement un taureau qui meurt à la fin d’une corrida.

Le taxi me dépose devant des arènes en béton, la «plaza des toros» de San Sebastiàn est moderne ; il n’est plus nécessaire de choisir ses places en fonction de l’ombre, de la mi-ombre ou du soleil. Un toit amovible joue l’arbitre du temps qu’il fait.

Chaque arène a son caractère. Dans le Nord de l’Espagne, comme ici ou à Pampelune, l’aficionado vient avec ses bocadillos pour accompagner par un pique-nique, les deux derniers taureaux.

Je me souviens d’un jour à Madrid, une brochette de cadres, très sup, costumes très sombres, chemises très blanches et cravates très enroulées dans la poche, s’étaient glissés derrière moi, une coupe de champagne à la main. Certaines arènes sont simplement élégantes comme à Séville, d’autres magnifiques comme les arènes de Nîmes ou d’Arles…même si  l’on confond aisément les jeux de la Rome antique avec ces jeux là.

En cette «tarde», du mois d’août, Juan José Padilla est de retour à San Sebastiàn. Le public l’ovationne avant même qu’il n’affronte son premier taureau. Sa carrière, sa vie aussi auraient pu s’arrêter un certain 7 octobre 2011 à Sarragosse. La corne a pénétré la tête de Padilla  de la mâchoire jusqu’à l’œil. Six mois plus tard avec un bandeau de corsaire lui barrant le visage, il est de retour.

Le public s’habille pour les courses de «toros» comme ailleurs d’autres vont à l’opéra. Les éventails battent l’air et trois ou quatre châles et leurs messages secrets sont artistement déployés au-dessus du chemin de ronde où les quadrillas trouvent refuge.

J’ai découvert réellement la corrida déjà adulte, mais c’est encore môme que j’en ai appris la passion en feuilletant le sable des «Arènes sanglantes» de Blasco Ibànez, de «Mort dans l’après midi» d’Ernest Hemingway et de «Ou tu porteras mon deuil» de Dominique Lapierre et Larry Collins. Mon Espagne vibrait aussi sous la voix de Dolores Ibàrruri, la Pasionaria qui défiait à la radio les armées franquistes, j’étais à Teruel ou à Madrid. Son «¡No pasarán!» m’a accompagné longtemps après et le minotaure du Guernica de Picasso me regarde toujours.

S’il fallait un mot pour définir une course de taureau, on pourrait écrire «domination», celle qui devrait conduire presque naturellement, en tout cas dignement, l’animal vers la mort. C’est-à-dire bien loin de ce qui ce passe tous les jours dans les abattoirs.

Ce 16 août dernier un état de grâce flottait dans ces arènes de San Sebastiàn. Je me souviens de ce torero à genoux, à la fin, quand le taureau est le plus dangereux. Un tour, puis  deux, Juan José Padilla se relève, change sa muleta de main pour s’extraire d’un Paso Doble infernal, je serre celle de ma voisine, elle en fait tomber son éventail. La même magie habitera le matador pour son deuxième «toro de Torrestrella».

Une communion rare et qui sans doute justifie des dizaines de corridas fades, insipides quand le «toro» se demande se qu’il fout là et quand le torero s’ennuie dans l’arène.

Des moments rares… Je me souviens. C’était ce 14 mai 1989. Nimeno II, un des quelques Français à avoir conquis une renommée internationale, et Victor Mendes devaient s’affronter en un mano à mano devant des «toros de Guardiola», des bêtes très dures. Mendes fut blessé à son premier taureau. Aussi Nimeno II banderilla et toréa les six «toros» réunis en un seul un moment de grâce que jamais je n’oublierai. Il a tout donné.

Il a tout perdu. Arles, en septembre de cette même année, un «toro de Miura» aux cornes étonnamment larges lui brisa les cervicales, Nimeno se suicida deux ans plus tard.  Au XXIème siècle, l’homme poursuivra-t-il sa quête du minotaure ? La Catalogne vient d’interdire les corridas, San Sebastiàn vient peut-être de vivre sa dernière féria de toros, la municipalité a en effet annoncé qu’elle ne comptait pas négocier le renouvellement du contrat avec les organisateurs les arènes s’affichent rarement complètes. Et le sens du rituel a-t-il toujours une signification?

Tout en écrivant ces lignes, je traîne sur internet. J’en ramène cet extrait de «Mort dans l’après-midi  d’Ernest Hémingway, en 1932 : «Il n’y a que deux façons correctes de tuer les taureaux avec l’épée et la muleta ; mais l’une et l’autre appellent un moment où le coup de corne est inévitable pour l’homme si le taureau ne suit pas convenablement l’étoffe. Aussi les matadors se sont-ils appliqués à falsifier cette partie la plus belle du combat. (…) Une des raisons en est que rarement un grand artiste de la cape et de la muleta est un tueur. Un grand tueur doit aimer tuer; s’il ne sent pas que c’est la meilleure chose qu’il puisse faire, s’il n’est pas conscient de la dignité de cet acte et ne sent pas que c’est sa propre récompense, il sera incapable de l’abnégation  nécessaire à la véritable mise à mort. Le vrai grand tueur doit avoir un sens de l’honneur et un sens de la gloire dépassant de beaucoup celui du torero ordinaire. En d’autres termes, il doit être surtout un homme simple. Il doit aussi y prendre plaisir; non pas simplement pour la joie de l’heureux tour de poignet, du coup d’oeil, de l’adresse à conduire sa main gauche mieux que les autres hommes, ce qui est la forme la plus simple de cette fierté, et qu’il aura naturellement du simple fait qu’il est homme; mais il doit goûter une jouissance spirituelle au moment de tuer.»

Peut-on lire encore ces lignes ?

Je laisserai en guise de réponse ces quelques lignes écrites par Cervantès dans Don Quichotte : «La raison de ma déraison que vous donnez à mes raisons affaiblit si bien ma raison que j’ai toutes les raisons de me plaindre de votre beauté.»

Aspect de cette corrida en vidéo.

Autre aspect filmé par Bruno Sillard.

 

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6 réponses à La mort du «toro»

  1. Pierre DERENNE dit :

    Très belle chronique. Il en va de la corrida comme du reste. Pour vivre des émotions exceptionnelles, il faut être patient et présent… souvent…

  2. Gérard H. Goutierre dit :

    Bravo, Gracias por esas palabras y, no te preocupes si la gente te chilla .
    Porque, claro, la « fiesta nacional » esta emenazada : no corresponde a lo que se llama Europa…
    Pero los que han tenido la suerte de ver Ordonez o Jose Tomas ( yo soy !) saben lo que se llama exactamente « el arte », la ultima et unica tragedia moderna.
    PS 1. Montherlant, Cocteau, Picasso, Leiris, Francis Marmande, Francis Wolf
    au secours!
    PS 2 . Merci au président de la République Gaston Doumergue qui a (re) autorisé les corridas en France.
    PS 3 : Sait on que le directeur des arènes de Madrid La Monumental, est depuis un an Simon Casas, le directeur charismatique des arènes de Nimes ?

  3. jmcedro dit :

    Merci pour ce papier, ton « tarde » me porte vers un autre grand moment littéraire « taurin », A las cinco de la tarde, le chant de Garcia Lorca pour honorer la mort dans l’arène d’Ignacio Sànchez Mejias (1934)…
    Pour ce qui est de la survie de la corrida en Espagne, je ne suis pas si sûr qu’elle soit en danger et que les plazas soient désertées. Ce combat-là est loin d’être fini.

    • Bruno Sillard dit :

      Merci.
      Elle peut-être menacée dans les provinces à forte composante nationaliste, comme la Catalogne ou le Pays Basque et il est vrai qu’à San Sebastian , les deux fois où j’y suis allé en août, les arènes étaient au deux-tiers pleines…mais il y a de la place!

  4. FMaurel dit :

    Je n’ai vu qu’une corrida, en France (à Céret), vers 13-14 ans, et l’un des 3 toreros était vraiment calamiteux, mais il reste la fascination – joli article, qui donne envie / merci

  5. Patrick dit :

    J’étais à Séville, une après midi du 1er mai 1992. Séville arborait fièrement, en plus de son folklore, une ville rajeunie par l’organisation de l’exposition universelle. Un cartel alléchant composé de Manzanarès, Nino de la Capea, et Ortega Cano promettait émotion et science du toro. Pour l’occasion, les arènes de la Maestranza faisaient le plein. D’autant que le plus grand péon de tous les temps et peut-être un des meilleurs banderilleros est lui aussi présent. Mais cette après midi-là, en plein tercio de banderilles, Manolo Montoliu rencontra la corne du taureau qui le fit monter gracieuseument au ciel avant de retomber à terre pour rejoindre son destin, mue en légende. Il connaissait le tragique de la corrida, corrolaire de sa beauté : il avait assisté, impuissant, à l’issue fatale d’un géant de la tauromachie, Paquirri, à Pozoblanco le 26 septembre 1984. Présent à ses côtés, El Yiyo qui succomba moins d’un an plus tard à un coup de corne en plein coeur.

    Un souvenir également d’une après midi à Nîmes, la date m’échappe, où Paco Ojeda offrit un récital sans bouger pied devant un taureau fier dont les longues cornes remontaient si haut et avec quelle noblesse. Une de ces faenas où la communion entre le torero et la bête est totale, en harmonie bougeant comme dans un ballet mûrement répété. Le bruit de la foule, Paco Ojeda ne l’entend pas. Et pourtant, quelle clameur. Mais la transformation du torero en matador se complique. Paco Ojeda n’aime pas tuer les taureaux. Et quand il plante 10 coups d’épée, ça n’est pas au public qu’il s’adresse. C’est à l’animal qu’il implore de l’aider à baisser la tête pour entrer a matar. Las, la teaureau succombe, la foule continue de saluer son humanité, mais la tête baissée, il ne l’entend toujours pas. Dans sa tête : la souffrance inutile, la déception, la trsitesse.

    Merci Bruno de m’avoir permis de revivre des instants de ma longue carrière d’aficionado, où le lyrisme cotoie la beauté, le sang, la laideur parfois, le tragique, le destin de l’homme.

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