Le poulpe, ce monstre délicieux…

« Jetant son encre vers les cieux/Suçant le sang de ceux qu’il aime/Et le trouvant délicieux/Ce monstre inhumain, c’est moi-même ! ».  Ce n’est pas du poulpe allégorique d’Apollinaire dont il est ici question, celui à travers lequel  le poète stigmatisa (et en si peu de mots) les ravages de l’amour vampire et les tourments de la jalousie maladive. Une démesure de sentiments qu’il confessait avec  lucidité : elle ne fut pas étrangère au départ de sa compagne peintre, après cinq années d’une liaison houleuse.

Quittons donc cet extrait du Bestiaire brossant un autoportrait sans complaisance et intéressons-nous à l’octopus physique, charnel.  Arrêtons-nous sur ce mollusque globuleux qui étreint les proies sur lesquelles il a jeté son noir dévolu avant de rencontrer plus gros prédateur que lui et finir dans son assiette. Dans « Zone » et  dans « Océan de terre », Apollinaire brosse un univers peuplé de poulpes.

Ceux terrifiants des profondeurs,  ceux qui grouillent et palpitent en surface… L’animal le fascine, et pas seulement au niveau du symbole. Le phénomène a son explication. Enfant puis adolescent, le poète passa de longues années sur le rivage méditerranéen à traquer le poulpe dans les rochers du Cap d’Ail. Plus tard, lorsqu’il séjourna à La Baule (été 1913), il écrivit à Marie Laurencin qu’il se baignait dans l’océan « malgré les énormes méduses », autres céphalopodes dont il semble s’être accommodé.  

Curieux de tout, le poète ne pouvait qu’être troublé par l’étrangeté de ces animaux filandreux ou boutonneux qui se déplacent à reculons par propulsion et changent  de couleur au gré de leurs humeurs. Reste à savoir si le gourmand consomma l’objet de ses phantasmes, le produit de sa pêche. Et  même s’il pêcha des poulpes. Certain de ses amis (Vlaminck) l’ont décrit maladroit…

Poulpe Mijotant. Photo: Guillemette de Fos

C’est à lui que je pensais en dégustant un fameux poulpe à la galicienne (pulpo de Gallega) au nord-ouest de l’Espagne.  Le poulpe est  le plat régional typique de la Galice. Et celui qui me fut servi dans une pulperia réputée de Melide fut un régal. Le restaurant pourtant ne payait pas de mine. Il tenait de la cantine. L’entrée donnait directement sur la cuisine, un agencement habituellement de  bon augure pour une toque qui n’a rien à cacher. Je faillis néanmoins faire demi-tour.

Imaginez une vaste marmite fumante dans laquelle on a plongé une ou plusieurs pieuvres qui mijotent, certaines semblant avoir tenté de s’extraire en un ultime sursaut. Impossible de savoir leur nombre dans ce liquide rougi sous l’épais nuage de vapeur. Et pas vraiment envie non plus. A l’invitation d’amis galvanisés par la réputation transnationale de l’enseigne, je m’installai  à reculons sur un simple banc de bois. La bête me fut aussitôt servie sur une assiette en bois. Sa chair blanche et rose était comme poudrée par le paprika légèrement pimenté. Elle se révéla tendre et goûteuse au palais, tentacules à ventouses comprises.

Photo: Guillemette de Fos

Si vous cherchez  ce réfectoire, sachez  qu’il  se trouve juste en face d’une petite chapelle avec vue sur croix en pierre du XIVème siècle. Banal en Espagne, me direz-vous. J’en conviens. Mais ce qui  l’est moins, c’est que cette chapelle possède une  façade romane dont on trouve la reproduction sur les billets de dix euros espagnols !  Que le Tout Puissant nous absolve d’amalgamer ainsi lieu de culte, coupure de monnaie et écart de gourmandise alors que ce dernier s’élève au rang de péché capital.

J’ai reconstitué pour les lecteurs des Soirées la recette locale du poulpe à partir de bribes de conversations recueillies sur place. Qu’ils me pardonnent  si ma version manque de rigueur. Le poulpe galicien se cuit en plusieurs fois dans une grande bassine afin d’en ramollir la chair. Au préalable, l’animal a été frappé pour le débarrasser de son encre, puis congelé une semaine minimum histoire d’en éliminer virus, larves et bactéries.

Après le froid, le chaud, une torture digne de l’Inquisition. Car la bête est du genre coriace et il ne lui faut pas moins d’une bonne heure et demie de cuisson à gros bouillons pour enfin s’amollir. Une fois sortie attendri du bouillon, l’animal doit encore reposer une trentaine de minutes avant d’être découpé en épaisses rondelles arrosées d’huile d’olive assaisonnée de pimentÓn (le paprika ou poivron espagnol).  Voilà pour la version officielle. Sur place, il m’a semblé que la fréquence des commandes et l’accélération du service étaient  de nature à abréger les souffrances du supplicié. Ma bonne conscience facilita ma digestion.  

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3 réponses à Le poulpe, ce monstre délicieux…

  1. Bruno Sillard dit :

    Voilà qui me plonge dans mes souvenirs d’enfant, en vacances en Galice, et l’image de ces pécheurs qui peut-être pendant quinze ou vingt minutes, jetaient et rejetaient encore le poulpe sur le sol, pour l’attendrir.
    Pauvres bêtes quand on sait qu’elles sont plus intelligentes qu’un chat, m’enfin s’était bien bon !

  2. frankie-lionne dit :

    Vous évoquez « Océan de Terre » d’Apollinaire. Je me demande à quoi/qui il fait référence en parlant des poulpes. Pourriez-vous m’aider ?

    • Sandra dit :

      Visiblement c’est un poème sur la guerre, donc il évoque surement les ennemis de la guerre 14-18.

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