Les Soirées de Paris font talisman pour Breton et Aragon

Mais où se sont-ils déjà croisés, ces deux carabins mobilisés au Val-de-Grâce en septembre 1917, qui un soir de grand raffut se dévisagent par-delà le couloir vitré qui sépare deux chambrées bruyantes ? L’un, qui s’était «juché sur les rayonnages de fer placés au-dessus des lits à l’intention des paquetages dans la chambrée des bleus», aperçoit en vis-à-vis «un jeune homme rencontré Dieu sait où, lequel comme lui ne pouvant pas dormir, contemplait le spectacle du chahut que les anciens, ainsi qu’ils l’avaient fait la veille, menaient contre les nouveaux venus barricadés dans leurs piaules».

Les deux en position dominante, chacun seul de son côté, désapprouvant silencieusement le bizutage. Ils se retrouvent et reconnaissent le lendemain, dans la cour ; et le nouveau venu se rappelle de leur première rencontre avec une politesse légèrement affectée : «Nous avons été présentés l’un à l’autre, me semble-t-il, il y a de cela quelque temps, rue de l’Odéon, chez Mlle Monnier, vous lisiez un numéro des Soirées de Paris». Il s’appelle André Breton, plus avancé en âge, études, expérience de la vie que le narrateur, celui qui se souvient, Louis Aragon. De ce premier échange naît une amitié qui va bouleverser la création littéraire française et donner une voix révolutionnaire à la génération qui traverse la guerre.

André Breton en 1924. Photographe anonyme. Source: Wikipédia

L’amitié, c’est d’abord une singulière communauté de goûts : «nous nous étions aperçus d’une chose pour nous stupéfiante, l’intérêt que nous portions aux mêmes écrivains : Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire, Lautréamont, Alfred Jarry… Qui pouvait alors faire un choix pareil ? Personne. Strictement personne», se souviendra Aragon ; et la surprise, c’est de se trouver d’emblée le même talisman, cette revue fondée par Apollinaire en 1912, que la guerre avait fait taire, déjà objet de culte et de collection : «Non, note Aragon, je n’avais pas pu retrouver tous les numéros des Soirées de Paris. Breton me les prêterait».

Aîné d’Aragon de deux ans, Breton en 1915 correspondait déjà avec Apollinaire («Je donnerais, Monsieur, Verlaine et bien d’autres pour vous. Je sais par cœur le plus grand nombre de vos poèmes d’Alcools et des Soirées de Paris, clame-t-il dans sa première lettre) et savait se procurer les anciens numéros de celle qui se voulait «la plus moderne des revues actuelles» (introuvable, lui répond Apollinaire en 1916, sauf «chez Mlle Monnier, libraire rue de l’Odéon»).

Près de quarante ans plus tard, l’émerveillement de Breton ne tarit pas : «Je retrouve mes jeunes yeux quand j’évoque ma première rencontre avec l’œuvre de Picasso par le biais d’un numéro des Soirées de Paris d’Apollinaire qui offrait la reproduction — assez fumeuse — de cinq de ses récentes natures mortes (on était en 1913)» — natures mortes et compositions détruites depuis par l’artiste, dont ces reproductions sont l’unique témoignage.

Portrait de Madame Matisse par Matisse tel que publié dans le numéro 19 des Soirées de Paris (décembre 1913) et actuellement au musée de l’Ermitage. Photo: LSDP

Pour Aragon aussi Les Soirées de Paris sont l’espace de l’émerveillement pictural. C’est dans sa revue qu’il trouve ou retrouve les premières œuvres d’art qui vont durablement le bouleverser. «Ce doit être en 1913 ou 1914 plutôt […], que ma mère m’ayant surpris avec, dans les mains, une photographie du Portrait de Madame Matisse, assise dans un fauteuil, avec ce jeu d’écharpe […] s’écria : “Si tu t’intéresses à ces choses-là, malheureux enfant! tu es perdu…” ».

En 1941 Aragon croit se rappeler que cette photo lui été donnée par l’Elizabeth qui sera Catherine Simonidzé dans Les Cloches de Bâle ; mais ce même portrait figure dans le numéro XIX des Soirées de Paris, de décembre 1913 ; s’agissant d’un tableau tout juste exposé au Salon d’Automne 1913, il est peu probable qu’une photographie ait circulé autrement que sous la forme d’illustration dans cette revue d’avant-garde.

Lorsqu’en 1922 le couturier Jacques Doucet demandera à André Breton et Louis Aragon de lui dresser un «projet de bibliothèque», les deux surréalistes l’incitent à se procurer la collection complète des Soirées de Paris et également des numéros tirés sur Hollande.  Et quand il s’agit pour Doucet de collectionner des tableaux, Breton déplore de ne pas le voir posséder, justement, le Chevalier X de Derain, chef-d’œuvre de la période archaïque du maître et publié dans le numéro XXI des Soirées de Paris. Ce musée que Breton et Aragon s’amuseront à constituer pour Jacques Doucet, ils le composaient déjà dans le décor quotidien de leur jeunesse commune : de ce Portrait de Madame Matisse, rappelle Aragon, «une reproduction figurera dans le choix d’œuvres modernes fixé au mur de notre chambrée, ou tout du moins d’une petite pièce qui en était dépendante, au Val-de-Grâce»[1].

Photo: Isabel Violante

Aragon ne cessera jamais de punaiser des images aux murs des pièces qu’il habitait. Une exposition à l’espace Oscar-Niemeyer, Place du Colonel Fabien, présente les murs de l’appartement parisien de Louis Aragon et Elsa Triolet marquetés d’une multitude de documents, cartes postales, billets, dessins, figurines, tels qu’immortalisés par le photographe Claude Bricage, ainsi que la reconstitution émouvante des murs la chambre à coucher. Jusqu’au 19 décembre, PCF, Place du Colonel Fabien, de 9 heures à 18 heures.

(1) Henri Matisse, Roman, p.39

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6 réponses à Les Soirées de Paris font talisman pour Breton et Aragon

  1. A noter le hors-série spécial édité par l’Humanité à l’occasion de l’anniversaire de la mort de l’écrivain, il y a près de 30 ans à ce jour. PHB

  2. Bruno Sillard dit :

    A propos d’Aragon qui punaisait des images aux murs des pièces qu’il habitait, il me revient en mémoire ce texte chanté par Yves Montand…

    Ô la nostalgie à retrouver de vieilles cartes postale
    Où le ciel est toujours bleu l’arbre toujours vert la mer étale
    Sans doute on ne les met dans l’album que pour les photographies
    Je suis seul à savoir ce que l’écriture au dos signifie
    Les diminutifs les phrases banales

    Au-dessus de ce monde mort on voit traîner des cerfs-volants
    Poignées de main de Castelnaudary bons baisers du Mont-Blanc
    Un bonjour de Saint-Jean-de-Luz salutations de la Baule
    Je suis depuis trois jours ici c’est plein de Parisiens très drôles
    Nous avons fait un voyage excellent

    Je me souviens de nuits qui n’ont été rien d’autre que des nuits
    Je me souviens de jours où rien d’important ne s’était produit
    Un café dans le bois près de la gare Saint Nom La Bretèche
    Le bonheur extraordinaire en été d’un verre d’eau fraîche
    Les Champs-Elysées un soir sous la pluie

    (Je me souviens, Aragon)

    Déjà gamin, ce texte me plongeait dans une douce nostalgie.

  3. Philippe Bonnet dit :

    Très sympa ce commentaire, Bruno, merci. PHB

  4. Bruno Philip dit :

    Bien aimable histoire et bons baisers de Athis Mons

  5. de FOS dit :

    Tout est dans tout… Et dans Les Soirées de Paris.

  6. Ping : Aragon, fier de ses folies | Les Soirées de Paris

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