Le piège

Se lever et ne pas pouvoir bouger. Vouloir se retourner au fond de son lit et s‘y croire noyé. Tout est  piège qui nous enlace dans ce corps qui nous encage. Tu es un moucheron mon frère, collé au fil poisseux de la toile, à moins que tu ne sois l’araignée qui te regarde, mais ne bouge pas, prisonnière elle aussi de son propre fil.
Au début, ce n’est que courbatures, le corps qui fatigue, qui ralentit. Bientôt ce sera l’heure des pilules magiques. Que faut-il comprendre de cette irrépressible envie quand je me grisais  de ces nuits noctambules. J’aimais les vivre, les écrire aussi.
«C’était le temps du champagne tiré à pleine Visa et du mojito qui se débitait direct des distributeurs de billets. C’était aussi le temps où les seins se découvraient l’instant de quelques photos sur le pont Neuf. Et moi qui errais les nuits ainsi, à dormir éveillé pour oublier la peau de chagrin de mes journées. Je me repaissais des errances des autres en me demandant quel portrait me renverrait un jour mes comptes, l’addition absurde de mes rencontres, de mes désirs imaginaires et de mes pas ne me menant nulle part.» (*)

La tulipe, symbole de la lutte contre la maladie de Parkinson

Est-ce son éternelle ex-famille que l’on fuit aussi ; elle qui pourtant offre le plus beau cadeau qu’elle puisse offrir, sa présence. Où bien est-ce ma propre image ? Les bribes d’un poème tournent dans ma tête. «On écoute le chant des oiseaux dans les bois / Le matin, on s’éveille, et toute une famille / Vous embrasse, une mère, une sœur, une fille ! / On déjeune en lisant son journal. Tout le jour / On mêle à sa pensée espoir, travail, amour ; / La vie arrive avec ses passions troublées ; / On jette sa parole aux sombres assemblées ; / Devant le but qu’on veut et le sort qui vous prend, / On se sent faible et fort, on est petit et grand ; / On est flot dans la foule, âme dans la tempête ; / Tout vient et passe ; on est en deuil, on est en fête… »

Et puis un jour, on se retrouve dans une chambre, à l’hôpital. Je me rappelle du premier matin, les merles chantaient dans le silence, j’entendais au loin le ronronnement ténu d’une pompe qui poursuivait son dialogue avec un patient. Par la fenêtre, je regardais le ciel maintenant turquoise. D’autres mots s’écrivaient dans ma mémoire. «Là-bas, dans les hôpitaux, tout est tranquille, on naît, on vit, on meurt, Hugo rime avec Charcot. Espoir ou désespoir, un bruit métallique évoque l’heure du laitier. Le silence à nouveau, un pas pressé résonne dehors puis un autre, un chariot, au bout du couloir, tout vibrant de son contenu entame le concerto du quotidien. » (*)

Les pilules ne sont pas si magiques que ça. Mon  médecin, un neurologue m’encourageait à sortir de mon armure et vivre ce que j’avais envie de vivre. Curieuse rencontre, lui face à son patient et nous deux face à la même maladie. Il ne pouvait plus, ni bouger, ni écrire, à la fin c’était une infirmière qui régentait ses consultations. Et puis il y eut l’hôpital et d’autres blouses blanches. Un jour par hasard j’ai eu de ses nouvelles. Il était mort…

Se lever et ne pas pouvoir bouger. Vouloir se retourner au fond de son lit et s‘y croire noyé. Tout est piège qu’il faut déjouer. Lit électrique, fauteuil électrique, desserte à roulettes, salle de bain avec siège sous la douche, des barres fixées partout sur les murs, des pinces ramasse-conneries, des enfiles-chaussettes, la «complainte du progrès» façon Boris Vian n’est audible qu’aux seuls détenteurs de la carte pour handicapés.

Je me perds dans le temps qui passe, douze ans ? Un millénaire déjà ? Une canne s’est glissée dans ma vie. Je compose mes journées entre une jeune accompagnatrice qui soulève mes cents kilos quand je vais au boulot le matin et un taxi qui me décharge difficilement quelques heures plus tard. Mes mi-temps tranquilles d’un travail sur mesure seulement ponctuées par une horloge à médocs qui décompte toutes les trois heures le droit d’être à peu près normal les trois heures suivantes.

Je m’amuse des musées quand dans ma chaise roulante je fais s’écarter, confus, le visiteur derrière lequel je surgis. Les fauteuils des cinoches m’inquiètent mais je négocie ceux du théâtre, position jambes allongées. Tout compte fait, j’aime mon fauteuil électrique et l’écran géant de ma télévision tout plein de l’histoire du cinéma.
«Sur l’écran noir de mes nuits blanches… je me fais mon cinéma». Tout à l’heure en rentrant je me mettrai Nougaro. Au travail, j’ai fait tomber une pièce de monnaie, un collègue s’est baissé pour la ramasser, geste simple, simplement sympathique.
Se lever et ne pas pouvoir bouger. Se lever et ne pas savoir si elle vous guette avec son allure bancroche.
La douleur, la douleur… Allez, il se fait tard, il faut que je me prépare. Je saurai demain si j’ai dormi.
Compliqué…

(*)  Extraits du roman « Les amours turbulentes de Jeanne et Antoine », par Bruno Sillard, éditions Unicités

Le 12 avril, journée mondiale pour la maladie de Parkinson
« Comprendre les souffrances pour mieux les surmonter »
Conférence/débat animée par Bruno Rougier (journaliste Santé, France Info).
Le 12 avril 2013 de 14h à 17h, au Palais d’Iéna.
Adresse: 9, place d’Iéna – 75 016… http://www.franceparkinson.fr/
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8 réponses à Le piège

  1. Philippe Bonnet dit :

    Puisse cette canne se transformer un jour en tulipe. PHB

  2. jmcedro dit :

    On aime beaucoup. Et la coupe, et la couleur, et le parfum.

  3. Meyrieux Michèle dit :

    On pense à toi souvent. On prend des nouvelles de temps en temps. Ton texte est touchant. Biz

  4. de FOS dit :

    Emouvant. Quand le corps lâche, les neurones restent en alerte.Vaisseau spatial pour naviguer sans entrave dans ses souvenirs, voyager dans sa tête et en faire participer l’entourage !.

  5. A.karam dit :

    Malgré toute la douleur qui se dégage, votre texte est beau.

  6. barbara dit :

    J’aime.
    Le courage, le sourire, la joie de regard fleuri sur la terasse et sur les gens; la tristesse aussi car la beauté de l’âme est transparente.

  7. Pasterica dit :

    Quel courage de témoigner ainsi sa souffrance ! Bruno Sillard est un écrivain très pudique qui a osé se livrer à l’occasion de cette journée sur la parkinson. Cette confession de douleurs reste pleine de poésie, car son âme vibre sensible.
    Merci et je suis sûre que la cane très jolie par ailleurs se transformera en tulique !

  8. Helfer dit :

    Texte beau et cru comme la vie, que vienne vite le temps de la cane tulipe, que nos balades nous enchantent a nouveau sans redouter la douleur. Bruno a les mots pour dire et nous dire ce piège.

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