Flagrant délit de réveil

Photo: Philippe Bonnet.Les Soirées de ParisCinq heures du matin et l’idée absolue qu’il fallait mettre le plus de distance possible entre une catastrophe et lui. Damien court. Son dos est glacé par la sueur et la peur. Il survole plus qu’il ne dévale les escaliers qui mènent à son immeuble lorsque son instinct lui souffle de s’arrêter net. Une voiture de police est garée devant l’entrée.

Immobilisé, il voudrait que ses jambes s’arrêtent de trembler, mais il n’y arrive pas. Cet ancien appartement familial offre pourtant une solution. Adolescent il lui arrivait d’escalader facilement les deux étages côté cour  pour effectuer un retour discret lorsqu’il n’avait pas la permission de sortir. Le volet roulant côté salon était toujours légèrement ouvert afin de laisser le chat aller et venir. Damien n’avait plus de chat mais il avait gardé l’habitude, pour évacuer les odeurs de tabac.

Mû par une rage à pleurer, le voilà qui se hisse au premier, grimpe sur la rambarde en fer forgé des voisins, attrape la suivante et se tracte enfin sur son balcon. L’intervalle laissé par le volet roulant est un poil  trop étroit mais rien ne peut l’arrêter. Il sent qu’il s’écorche au passage la peau du dos, cette peau qu’il cherche à tout prix à sauver. Sa montre indique cinq heures et douze minutes, surtout ne rien allumer.

Damien se déshabille rapidement et fourre ses affaires sous son lit. Il se sèche, enfile le très large t-shirt  qui lui sert de chemise de nuit et file à la salle de bains. Et là, méthodiquement, avec une brosse, sur un seul  versant, il fait passer ses cheveux en crête. Son idée est d’imprimer à sa coiffure la marque de celui qui vient de dormir huit heures d’affilée le visage dans la même position. Il se recouche et se coule dans le silence nocturne qui a repris ses droits. Son regard va du plafond au radio réveil tandis qu’il programme mentalement son rôle.

Il y a des bruits de pas dans les étages. Quelques bruits de voix que l’on étouffe. Et un doigt qui par pression enclenche un court, un moyen et long coup de sonnette. Silence intégral. Et puis une voix qui dit : « insistez ». S’ensuivent trois longues sonneries supplémentaires qui se terminent par une rafale de trois courtes. Un timbre qui évoque la grosse roulette du dentiste.

Un rai de lumière apparaît sous la porte aux yeux des policiers. Ils se le font remarquer à chacun d’entre eux d’un air entendu alors que tout le groupe a justement le regard braqué à cet endroit précis. Il s’est écoulé trois minutes. Ils entendent une porte grincer à l’intérieur. Nouveau coup de sonnette. « Oui, oui, j’arrive » entendent-ils juste avant des sons de pas pesants provoquant des plaintes du plancher. Quelques bruits de toux à l’intérieur. Des murmures inaudibles. Un cliquetis de trousseau. Un bruit de serrure fouillée par une clé. Un double tour de verrou et la porte qui s’ouvre.

Ils voient alors Damien dans un peignoir mal noué qui fouille sa poche pour en sortir une paire de lunettes qu’il chausse avant d’affecter, seulement à ce moment-là, une moue de surprise sincère. Surtout, ce qui ne manque pas d’étonner l’un des policiers, c’est le mur de cheveux à gauche, une vraie herse capillaire comme une tignasse traitée au gel.

Tout en se massant une joue supposée endolorie par l’ankylose, comme un hiberné tiré de sa torpeur, Damien acquiesce lorsqu’on lui demande s’il est bien lui-même.

A une autre question qu’on lui pose, il répond habilement que oui  il est rentré tard. Au moins une heure et quart nuance-t-il ensuite tout en regardant sa montre avec l’air de se demander s’il va pouvoir bientôt retourner se coucher. Les policiers ne disent plus rien. Ils venaient chercher quelqu’un ayant été le témoin ou l’acteur de quelque chose à quatre heures du matin. Et la personne qu’ils ont en face d’eux a tellement l’air d’un somnambule tiré de sa narcose qu’ils sont décontenancés. L’idée que l’information que l’on leur a donnée n’est qu’un leurre perce. A vrai dire ils manquent d’éléments.

Ils s’attendaient à un homme aux abois et font face à un type en robe de chambre attendant poliment la dissolution d’un malentendu. Ce qu’ils voient ne relève en rien du code pénal. La rencontre est devenue muette. Dans l’appartement voisin un radio-réveil se met en marche. Il est temps de trouver une conclusion. Eux marmonnent des excuses à peine audibles, à peine tempérées par des mots tronqués comme  …’turellment, …’sposition de la police et Damien réplique avec des « je vous en prie » à répétition mêlés de faux bâillements admirablement réprimés.

De l’air rafraîchi s’est enfin mis à souffler doucement au dehors, chassant l’air tiède du dedans. Damien s’est endormi pour de bon, les bras en croix, la tête entre deux oreillers. Au loin la meute s’éloigne, bernée par le gibier. Mais c’était à un cheveu.

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5 réponses à Flagrant délit de réveil

  1. Marion dit :

    Super! We want more!

  2. jmcedro dit :

    La suite, la suite!! …

  3. Bruno Sillard dit :

    Toute la lenteur qui sied à un bon polar y est…

  4. esquirou dit :

    du grand art ! Chandler et Hammett au tapis … Tu peux lancer la « série noire » des soirées de Paris…

  5. de FOS dit :

    Etienne, Damien… et les autres ? Encore !

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