Le ballon de Jean-Jean

Vague. Illustration: PHB/LSDPIl naviguait au creux d’un corridor d’encre et d’écume. La hauteur des vagues était telle que le ciel se réduisait à une simple brèche dans son champ de vision. Ces vagues venaient d’une telle profondeur que l’eau de surface ruisselait de panique tout le long de leurs courbes. Comme pris au piège de cet étau au décor infernal, Ronan tenait la barre. Sa position semblait bien dérisoire.

Il s’en était allé voir le pôle depuis sa Bretagne. Au terme d’un trajet presque sans histoires, il avait même accosté au pied d’une base scientifique inhabitée. Ayant fait le plein sur place de toutes les sensations aventureuses propres à l’objectif atteint, il s’était dit qu’il aurait de quoi en raconter plus tard, doté qu’il était d’une grande capacité de tourner à son avantage toute espèce de narration.

Ce soir, la rade de Camaret lui paraissait bien lointaine. Inévitablement l’une de ces grandes vagues allait plier le mât de son beau voilier blanc, envoyer le tout par le fond et il n’aurait peut-être pas le temps de mettre à l’eau son canot de survie. Ce qu’il voyait était gigantesque avec de grandes teintes sombres dans les noirs, les bleus, les bistres, une ambiance cauchemardesque comme les encres de Victor Hugo.

Entre les dents, Ronan sifflait « branle, branle, Charlotte« , une chanson paillarde en vogue du temps de son internat. Cela pouvait paraître comique, mais cet air lui faisait du bien. Une gaie ritournelle dont il ne connaissait plus autre chose que le refrain, mais la mélodie entêtante l’avait accompagné avec succès dans des moments difficiles. C’était sa façon à lui de montrer aux éléments qu’il comptait bien en affronter des plus impressionnants encore. Durant la sanglante guerre d’Algérie, l’un de ses camarades, au plus fort d’un coup de main, l’avait semoncé en lui faisant remarquer que l’on n’était ni en promenade ni à la foire. Celui-là s’appelait Henri, c’était un deuxième classe, on lui avait bricolé une croix en bois plantée dans le sable et rendu les honneurs en vitesse parce que ça tirait toujours.

Maintenant Ronan se parlait tout seul. Entre deux sifflements il laissait filer le sarcasme à sa propre personne. Cela donnait « tu as voulu y aller, eh bien tu y es maintenant, ah ça on peut dire que t’as l’air con« . Et il déclinait ce thème à l’envi avec de nombreuses variantes. Il se faisait l’adjudant de lui-même en se donnant l’ordre de revenir à bon port « et à coups de pieds dans le cul » si besoin était. Et besoin en était vraiment, mais comme le bateau tapait fort, il s’installait comme une réalité entre l’intonation martiale et son fessier bien peu rembourré.

L’idée qu’il allait s’en tirer, comme toujours, lui donna soif. Il ferait beau voir, tiens, qu’une tempête, certes un peu grosse, vînt l’empêcher de boire une bière et il partit se chercher une canette dans la réserve.

Ce fut la provocation de trop. Debout, fagoté dans son ciré jaune, visé par un improbable rayon de lumière ayant crevé un nuage en forme de zeppelin, il buvait sa canette en crânant lorsqu’une secousse, sûrement signée de Neptune lui-même, l’envoya à la baille.

Ses jurons ne portèrent pas bien loin car une bonne quantité d’eau de mer s’en vint diluer la bière d’Alsace qui jouait elle-même à la houle dans son estomac. Il savait que tout allait se jouer en quelques secondes. Soit il arriverait à agripper le plat-bord à temps, soit le bateau allait s’éloigner trop vite et l’histoire se refermerait sur lui en une sépulture glacée.

Illustration: PHB/LSDP

Illustration: PHB/LSDP

Juste avant son départ, il se trouve qu’un petit garçon nommé Jean-Jean lui avait fait promettre d’emmener son ballon rouge jusqu’aux abords du pôle. Il avait refusé, mais la mère lui avait dit « qu’est-ce que ça te coûte de lui dire oui, tu vois bien que ça lui ferait plaisir« . Alors il avait accroché le ballon à un bout, « une corde » de quelques mètres et ce jouet rond, tout en plastique rouge, avait suivi le bateau tout au long du périple, piquant la curiosité de quelques espèces marines en mal de nouveauté.

Ses mains ayant glissé plusieurs fois sur le fameux plat-bord, lui ouvrant une belle plaie au passage dans une dernière tentative pleine de rage, il s’était dit « cette fois mon pote, vieux malappris, te voilà cuit« . Et puis tout à la gauche de son plan de vision il avait vu le ballon rouge qui rebondissait à la surface des flots avec entrain. Ronan l’empoigna d’un geste très vif et très sûr comme s’il s’était agi d’une pomme à chiper sur un étal et, quelques efforts plus tard, il put se hisser à bord.

« Voilà toute l’histoire de ce ballon et c’est pourquoi je ne peux pas vous le laisser à moins de dix euros« . Ce vendeur était sans doute très fort mais le touriste se disait qu’il n’avait pas pu inventer un bobard pareil. Devenu brocanteur à son tour par effet de contamination, non loin de Bastille, l’ex-touriste raconte aujourd’hui cette aventure à qui veut bien l’entendre. Mais le ballon de Jean-Jean, « ah non, celui-là je ne peux pas vous le vendre« .

PHB

 

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4 réponses à Le ballon de Jean-Jean

  1. catherine dit :

    Superbe histoire pour bien commencer la journée! merci!

  2. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de la critique du film sorti récemment racontant l’odyssée d’un pêcheur je crois!
    Et puis nous étions entre « Le vieil homme et la mer » et « Vingt mille lieux sous les mers »!
    et pour finir dans une belle histoire plus ou moins inventée et si bien racontée!

  3. Pascal dit :

    Un bien joli conte! Et narré de magistrale manière. Si, en plus, l’histoire est vraie… La vie, dit-on, ne tient parfois qu’à un fil.

  4. Ludmilla dit :

    J’aime tant la superbe écriture de PHB que je suis entrée dans cette histoire dès les premières lignes. Une autre belle histoire de « ballon rouge », merci !

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