Une romance douce-amère entre Texas et Gujarat

"Un fils en or". Photo: PHB/LSDPLes écrivains d’Asie déploient souvent un génie bien particulier dans leurs romans : dès que le moindre personnage s’y fait chauffer ne serait-ce qu’une tasse de thé, le lecteur hume à chaque ligne la cardamome et le clou de girofle. C’est généralement plus sobre que les descriptions de repas pantagruéliques dévorés à pleine bouche par les Trois Mousquetaires dont la lecture, certes réjouissante et roborative, s’accompagne de l’effroi qu’il y aurait à participer à pareil banquet. C’est ainsi, l’Asie n’a pas son pareil pour concocter des bouillons, des currys et des sucreries qui, y compris sur papier imprimé, chatouillent narines et papilles.
Alors dans son second roman «Un fils en or», et sans en abuser, Shilpi Somaya Gowda soigne avec délicatesse cet effet olfactif allégeant ainsi un univers suffoquant et saturé de tensions sociales. En attaquant ces 450 pages, et contrairement à ce que laisserait penser la quatrième de couverture (parfois, on se demande si les quatrièmes de couverture rendent réellement le service attendu au livre qu’elles sont supposées promouvoir…), il ne faut pas craindre la fresque par trop démonstrative de la cruauté du système des castes indiennes, du sort inique fait aux femmes ainsi que des déconvenues que suscite le rêve américain. Il y a certes un peu de tout ça dans ce gros roman mais il s’avère beaucoup plus subtil lorsqu’il aborde les questions de la destinée individuelle ou de l’identité.

Anil est le fils aîné d’une fratrie élevée dans le strict respect des traditions du Gujarat. Il n’en faut guère plus pour que son – relativement – riche père projette sur lui un futur hors du commun et inaccessible : il deviendra donc médecin et la famille ne reculera devant aucune économie pour lui offrir une coûteuse formation aux Etats-Unis. Le sous-entendu est assez bruyant : en contrepartie de ces sacrifices culturels et financiers, il est attendu d’Anil 1/ qu’il revienne glorieux au pays et 2/ qu’il en respecte et en fasse respecter toutes les coutumes. Tel est le prix de l’honneur familial. Evidemment, sans aucune considération pour les prières maternelles vouées à ce que rien ne vienne infléchir le karma d’Anil, le chemin sera moins linéaire.

Anil, donc, se conformera avec une conviction variable au rôle qui lui a été dévolu par le sort. Les difficultés de son intégration dans la communauté médicale de l’hôpital public de Dallas l’en divertiront douloureusement.

La violence, verbale et physique, de son parcours texan semble atrocement plausible. La compétition sans pitié des étudiants en médecine, le racisme ordinaire des petits Blancs et des gros riches du sud, la bagarre surgissant de nulle part à coups de bottes de cow-boy et de bières chaudes : cette violence, que l’auteur nous fait physiquement ressentir, trouve sa consolation dans quelques épisodes à la sensualité plus douce et le plus souvent… culinaire.
Les séjours dans son village natal n’apaisent en rien le jeune homme qui éprouve presque avec effroi les interdits et les dogmes de la société indienne dont il s’est éloigné, pas seulement géographiquement. Surgit alors tout ce que l’Occident ne saurait comprendre ni admettre aujourd’hui comme les femmes brûlées, les mariages plus négociés qu’arrangés ou encore la toute-puissante autorité parentale et maritale qui ne se brave que par la fuite ou la rupture définitive. Avec ce résultat en forme d’écartèlement tragiquement prévisible de l’émigration : «non seulement il était impossible de se sentir chez soi en Amérique, mais ici non plus il ne se sentait plus à sa place. Il habitait deux pays, mais n’était accepté par aucun».

"Un fils en or". Photo: PHB/LSDP

« Un fils en or ». Photo: PHB/LSDP

C’est précisément une des audaces les plus savoureuses de ce «Fils en or» : l’auteur entraîne tous ses personnages, nombreux, vers des parcours beaucoup moins écrits que ce que leur livret de naissance et les codes sociaux indiens ne leur promettaient. Elle leur offre des choix, ardus à faire dans des circonstances rarement guillerettes. Certains saisissent l’occasion et dans ce registre de l’émancipation, la plupart des femmes de ce roman sont éblouissantes de courage et de modestie, capables de sortir de l’enfer qui les enferment, voire d’ouvrir les portes de l’enfer qu’elles font vivre à leurs proches, ce qui est sans doute au moins aussi courageux. D’autres se vautrent dans la confortable médiocrité de leur statut fait des droits dont ils peuvent abuser et des obligations que leur doit le reste du monde.

A ce stade, il est donc utile de préciser que, hormis pour quelques «méchants vraiment très méchants justement et lourdement punis», Shilpi Somaya Gowd s’abstient de proposer un épilogue moralisateur nourri de bonheurs trop doucereux. La littérature indienne s’inspire de sa gastronomie quand elle érige en art la conjugaison de toutes les saveurs, du plus sucré au plus amer.

Marie J

«Un fils en or», de Shilpi Somaya Gowda. Edition Mercure de France. Traduit de l’anglais (Inde) par Josette Chicheportiche.

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Une réponse à Une romance douce-amère entre Texas et Gujarat

  1. de FOS dit :

    La gourmande se livre au détour de la chronique…

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