Télescopage en mer

L'opticien de Lampedusa. Photo: PHB/LSDPLa femme ne semble pas comprendre que son sauvetage est proche. Son bras reste accroché au cadavre de l’homme dont elle dira plus tard qu’il s’agit de son frère. Elle finira pourtant par être hissée à bord. Certains sont nus ou presque nus et le regard de leurs sauveteurs les blesse. Celui-là saisit le tee-shirt rose qu’on lui tend et s’en fait un short à la hâte. La scène se passe au large de Lampedusa cette île à l’extrême sud de l’Italie, plus proche de l’Afrique que de la péninsule. « L’Opticien de Lampedusa » est une « parabole » racontée par la journaliste Emma-Jane Kirby. C’est aussi un récit qui vient de paraître aux Editions Equateurs.

L’histoire compte à peine plus de 160 pages. Elle se lit comme un seau d’eau de mer que l’on avalerait d’un coup. Elle soulève l’estomac. Emma-Jane Kirby a, si l’on peut dire, romancé le récit d’un homme, un napolitain venu s’installer comme opticien dans cette île italienne aux contours et lumières de rêve.

Un beau jour d’octobre, oui un beau jour, l’opticien part en bateau avec quelques amis, histoire de fêter le début des vacances. Ce sont des commerçants, donc les vacances commencent à l’automne une fois le gros des touristes parti. Ils aiment cette île et déguster à l’occasion le poisson que l’on pêche alentours, après un aperitivo servi bien frais.

Au creux de la mer houleuse, ils entendent des cris qu’ils prennent d’abord pour des vociférations de mouettes. Puis ils voient des taches sombres à la surface de l’eau. Et ils réalisent qu’il s’agit de migrants en perdition après le chavirement de leur embarcation. Contrairement à un bateau qui vient de les croiser sans s’arrêter, en dépit des lois italiennes réglementant les secours aux migrants illégaux, ils se portent au secours des désespérés en provenance, on le saura plus tard, d’Erythrée.

Fidèle à ce qu’elle a entendu et noté, la plume de Emma-Jane Kirby raconte le premier contact entre deux mains qui se joignent, l’une depuis le bateau, l’autre depuis la mer. Le bateau de l’ami de l’opticien s’appelle le Galata. Il peut embarquer au maximum dix personnes. Ils en remontent une cinquantaine avant que les secours alertés n’arrivent pour prendre le relais.

Ce livre raconte avec beaucoup de simplicité l’histoire de ce télescopage entre un groupe d’amis partis gaiement en croisière et plusieurs centaines de migrants en instance de noyade. Tout ce qui peut servir à bord pour les habiller est alors utilisé y compris les rideaux. Certains vomissent et défèquent. Le lecteur est convoqué dans cette situation intenable, à maints égards bouleversante. C’est le choc brutal d’une virée en mer qui rencontre le journal télévisé.

Une fois revenu à terre, l’opticien de Lampedusa, sa femme et ses amis cherchent à retrouver ceux qu’ils ont sauvés, parqués derrière des grillages. On leur interdit de pénétrer dans l’enceinte, tandis que des journalistes les pressent de questions. Dans quel maelström les voilà happés. Ils auraient voulu en sauver plus. Ils en font des cauchemars, diurnes et nocturnes. Lui dit « je ne suis pas un fichu héros. J’ai échoué. Nous avons tous échoué. Nous, l’Italie, l’Europe. Nous avons tous échoué ! ».

Désormais, quand il prend la mer, il les guette, lui l’opticien aux yeux brûlés par toute cette détresse imprévue.

PHB

Photo: PHB/LSDP

Photo: PHB/LSDP

 

« L’Opticien de Lampedusa ». Emma-Jane Kirby. Equateurs. 15 euros

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5 réponses à Télescopage en mer

  1. Claire Bonhert dit :

    Merci Monsieur Bonnet pour vos chroniques, vos commentaires, vos histoires drôles ou pas, votre amour de la poésie, et merci pour ce livre qui dit avec des mots ce que je ne veux pas voir et entendre: nos échecs devant l’élémentaire humanité.
    Je lis et attends toujours vos écrits: ils sont rarement vains et souvent provoquent de surprenantes joies ( Se pincer pour y croire) et d’ infinies tristesses (L’opticien de Lampédusa)
    Un très grand merci.

  2. Rubinstein dit :

    Monsieur Bonnet
    J’ai eu le privilège de rencontrer votre père sur l’Ile de Sein lors d’un reportage sur cette île pour Voile Magazine. Grâce à lui, je lis désormais vos rubriques avec toujours délectation. Journaliste, vous l’aurez sans doute deviné, je vais me procurer l’Opticien de Lampeduza. Le lire et le faire partager aux lecteurs de Voile Magazine. Encore mille mercis.
    Cordialement
    Bernard Rubinstein

    • Byam dit :

      Bonjour
      Si mon père est celui de Philippe, nous sommes frères ?! J’en serais flatté. Ce n’est pas le cas, et le père en question est le mien. Et je suis heureux qu’il vous ai donné le tuyau des Soirées de Paris. Un autre phare dans la nuit, comme le livre que vous avez commis sur les sentinelles des mers … à bientôt là-bas ? ou dans notre cher 9e …
      Cordialement
      Byam

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