Salman Rushdie : le temps des étrangetés

Salman Rushdie © Syrie MoskowitzLe 10 septembre dernier, Wajdi Mouawad, nouveau directeur du Théâtre de la Colline succédant à Stéphane Braunschweig, inaugurait la saison théâtrale 2016-2017 par un geste fort : une rencontre avec l’auteur Salman Rushdie à l’occasion de la sortie en France de son tout dernier roman “Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits” aux éditions Actes Sud. La qualité de cet entretien exceptionnel suscitait l’envie, pour ceux qui ne l’avaient pas encore fait, de se plonger sans tarder dans la lecture de l’œuvre en question.

Tout un chacun a entendu parler de l’écrivain britannique d’origine indienne et de la fatwa dont il fut l’objet. Le 4 février 1989, l’ayatollah Khomeini le condamnait à mort suite à la publication de son roman “Les Versets sataniques”. Depuis, il est devenu en Occident un symbole de la lutte pour la liberté d’expression et contre l’obscurantisme religieux.
Pour son onzième roman, Salman Rushdie est retourné au réalisme magique qui lui est cher. Après “Joseph Anton” (2012), récit de ses années clandestines, il a souhaité inventer et revenir à la fiction, raconter une histoire de façon on ne peut plus fantaisiste.
Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, si l’on aime à calculer, équivaut à mille et une nuits. L’auteur s’est inspiré des contes populaires d’Orient, des histoires fantastiques de son enfance pour raconter une histoire contemporaine et, tout compte fait, universelle.
Celle-ci commence au XIIème siècle avec l’affrontement de deux pensées, celle d’Ibn Rushd, alias le philosophe Averroès (moderne et humaniste) et celle du soufi Ghazali (rétrograde et tout entière tournée vers la religion) pour se poursuivre neuf siècles plus tard, à New York, par le combat entre les Duniazat, fruits de l’union de Dunia, une jinnia, avec Ibn Rushd, et les jinns obscurs dirigés par Ghazali.

En réalité, Ibn Rushd et Ghazali sont des personnages secondaires qui reviennent ponctuellement tout au long du livre, tels des leitmotivs, car cette opposition entre un penseur humaniste et un penseur rigide et conservateur est le fil rouge de cette guerre des mondes.

Le roman foisonne de personnages plus merveilleux les uns que les autres, à commencer par l’héroïne : Dunia – dont le nom en grec signifie “le monde” –, tout à la fois jinnia (être de fumée), Princesse de la Foudre et reine de la montagne de Qâf dont les pouvoirs magiques sont immenses ; les quatre grands ifrits (êtres de feu), tout aussi puissants, – Zabardast le Sorcier, Zumurrud le Grand, Shining Ruby et Ra’im Blood-Drinker – qu’elle n’aura de cesse de combattre ; certains de ses lointains descendants vivant parmi les humains et reconnaissables à leurs oreilles sans lobes, qu’elle appellera à ses côtés – Geronimo Manezes le jardinier doté du pouvoir de ramener au sol les personnes atteintes de lévitation et de relever celles en proie au syndrome d’écrasement, Jimmy Kapoor anéantissant les jiins parasites en les transformant en statues de pierre ou encore Teresa Saca dont les éclairs au bout des doigts appliquent la sentence mortelle.

Il y est aussi question d’un coffre chinois, d’un bébé miraculeux – Bébé Storm – capable de repérer la corruption, d’une villa nommée La Incoerenza habitée par une mystérieuse Madame la Philosophe ou encore d’un groupe intellectuel “post-athéiste”.

Cette période de “Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits”, qui donne son titre au roman et représente “le temps des étrangetés”, revient à plusieurs reprises. Une première fois, elle symbolise la durée de l’union de Dunia avec Ibn Rushd au cours de laquelle la jinnia tomba enceinte trois fois, donnant à chaque fois naissance à un grand nombre d’enfants. Puis, elle réapparaît, des siècles plus tard, pour désigner cette période de violence et d’affrontement contre les forces obscures du fanatisme, du terrorisme et du dérèglement climatique. Cette période de chaos au cours de laquelle, comme le dit l’auteur, des “analphabètes meurtriers (…) avaient interdit la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre, le cinéma, le journalisme, le haschich, le droit de vote, les élections, l’individualisme, le désaccord, le plaisir, le bonheur, les tables de jeu, les mentons rasés (chez les hommes), le visage des femmes, le corps des femmes, l’éducation des femmes, le sport des femmes, les droits des femmes. Ils auraient bien aimé interdire carrément les femmes mais même eux voyaient bien que ce n’était pas complètement possible, ils se contentèrent donc de rendre la vie des femmes aussi désagréable que possible.

Dans un style très “proustien”, avec des phrases qui n’en finissent pas, comportant des diversions, des apartés et autres circonvolutions – profitons-en d’ailleurs pour saluer ici la remarquable traduction de Gérard Meudal qui n’a pas dû être aisée –, l’auteur nous emmène dans des contrées inédites. Son imagination semble sans limite ainsi que son érudition. De nombreuses références à la philosophie, à la littérature, aux mythes, mais aussi aux comics américains avec leurs super-héros, émaillent les pages du livre.
On retrouve le regard espiègle, malicieux de Salman Rushdie à travers son sens de l’humour et de la dérision, la description de scènes totalement cocasses. Car cette fable peuplée d’êtres surnaturels, de génies sortis de bouteilles dans lesquelles ils ont été enfermés pendant des siècles, tout comme dans “Les Mille et Une Nuits”, n’est-elle pas une métaphore de la lutte de la raison contre l’obscurantisme ? Ce récit fantastique n’est-il pas le prétexte à un sujet bien plus grave qui serait le combat actuel contre le terrorisme ?
L’auteur, qui ne cache pas son athéisme, fait dire à la poussière de Ghazali : “La peur pousse les hommes vers Dieu.” Et lui-même dans une interview déclarait “Les croyants sont des très bons exemples de pourquoi il ne faut pas croire”.

hauteurMais l’auteur ne se montre pas didactique pour autant. Il ne s’agit pas d’une lutte du Bien contre le Mal où le monde serait soit blanc, soit noir. L’affrontement entre la raison et l’irrationnel est un combat éternel, sans véritable gagnant, que chacun mène avec soi-même. Une lutte interne. Nous avons tous notre part de jiin, nous dit l’écrivain.
En exergue de son livre, Salman Rushdie a mis l’eau-forte N°43 de Francisco Goya issue de la série“Los Caprichos”, accompagnée de la citation suivante “Abandonnée par la raison, l’imagination engendre des monstres, unie à elle, elle est la mère des arts et la source de leurs merveilles. ” Le mariage des contraires… Ainsi pouvons-nous dire à notre tour que l’union de la raison (Averroès) et de l’imagination (Dunia) a créé ce magnifique roman qu’est “Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits”.

Isabelle Fauvel

« Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits » Salman Rushdie/Actes Sud/23 €

Vidéo de la rencontre entre Salman Rushdie et Wajdi Mouawad le 10 septembre au Théâtre de la Colline

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4 réponses à Salman Rushdie : le temps des étrangetés

  1. NataliaDryll dit :

    Il faut aussi lire ‘Les enfants de minuit’, écrit dans son style magique et lyrique. Des livres qui nous emportent et nous font décoller.

  2. philippe person dit :

    Est-ce qu’on a le droit de dire tout le mal littéraire que l’on pense de Sir Salman Rushdie sans être accusé de collusion avec des super-méchants ?
    Car, franchement, pour faire un mauvais jeu de mots, Rushdie, c’est de la roupie de sansonnet… D’abord, je plains ceux qui le lisent en français, car c’est totalement intraduisible… Si on se hasarde à la VO, on est loin d’être devant un styliste comme Philip Roth ou David Lodge. C’est du globish pour ne pas dire du gloubiboulga…
    Sur le fond, c’est si confus qu’il faut être un peu confus soi-même pour y trouver du sens au point d’en faire toute une histoire sanglante.
    Il faut oser dire que « Les versets sataniques » est une purge nonobstant tout ce qui est arrivé au bonhomme.
    Je suis curieux de savoir s’il y a, parmi nos amis des Soirées de Paris, des intrépides qui ont lu en entier un seul livre de Rushdie. Franchement, Isabelle, si vous avez réussi à lire tous les livres du zigoto, je vous admire… D’une part ,pour avoir passé autant de temps à ingurgiter ses grosses plâtrées, de l’autre pour y avoir pris du plaisir

    • FAUVEL dit :

      Cher Monsieur,
      « Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits » est le premier livre de Salman Rushdie que je lis. J’avoue que son style est un peu compliqué ( je le dis d’ailleurs dans l’article et salue la traduction française de Gérard Meudal qui n’a pas dû être aisée ), mais on finit par s’y faire. Le monde totalement fantaisiste décrit par Salman Rushdie pour traiter de sujets graves et universels m’a séduite. Je n’ai pas lu « Les versets sataniques » et ne peux donc me prononcer sur le sujet.
      Respectueusement,
      Isabelle Fauvel

  3. J’avoue que cet auteur m’a toujours découragé. Mais le point de vue développé ici m’a d’autant plus intéressé. PHB

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