Famille, je vous aime

Matraquage médiatique ou tradition oblige, le dernier Prix Goncourt est en général le cadeau idéal à offrir à Noël. Décerné en novembre, quelques semaines avant les fêtes de fin d’année, ce prix, tout comme quelques autres tout aussi médiatisés (le Goncourt des Lycéens, le Renaudot, le Médicis, le Femina, l’Interallié…), se retrouve souvent, moins de deux mois plus tard, au pied du sapin de Noël. “Chanson douce” de Leïla Slimani n’aura très certainement pas dérogé à la règle.
Si le Prix Goncourt est un prix controversé et ne remporte pas notre adhésion systématique, le lauréat 2016 est une petite merveille. Il serait dommage de passer à côté.

Avec “Chanson douce”, Leïla Slimani ne nous ménage pas. Et si son roman est une petite merveille, c’est avant tout une petite merveille de cruauté et d’horreur – l’ambiance du livre n’est pas sans rappeler l’atmosphère insidieuse du film de Claude Chabrol “La Cérémonie” –. Mais qui est l’heureuse récipiendaire de ce prestigieux prix ? Son joli minois, son regard pétillant et l’intelligence de sa parole vous avaient peut-être échappé jusque-là. Leïla Slimani est une jeune journaliste franco-marocaine de trente-cinq ans, auteur d’un premier roman, “Dans le jardin de l’ogre” (Gallimard, 2014), et aussi maman d’un petit garçon.
Et c’est bien là tout le mérite des prix littéraires qui permettent de mettre sous les projecteurs de jeunes talents prometteurs, tel Gaël Faye, Prix Goncourt des Lycéens 2016 pour son magnifique premier roman “Petit Pays” , dont nous avons déjà parlé dans Les Soirées de Paris.

“Chanson douce” se lit d’une traite, sans respiration à peine. Le lecteur est tenu en haleine de bout en bout, jusqu’au point final. Le suspense ne réside pourtant pas dans le dénouement de l’histoire puisque la première phrase – qui fait froid dans le dos – annonce immédiatement la couleur : “Le bébé est mort”. La force de ce roman réside dans son processus narratif : partir du drame pour remonter à sa source et tenter de comprendre comment on a pu en arriver à de telles extrémités.

De quoi s’agit-il ? Myriam, jeune avocate brillante mariée à Paul, ingénieur du son, se retrouve mère au foyer à la naissance de sa fille, puis de son fils. La rancœur et l’insatisfaction s’installent peu à peu dans sa vie. N’en pouvant plus et croisant par hasard – mais, n’est-ce pas justement un signe du destin ? se dit-elle – Pascal, un ancien camarade d’études qui a ouvert son propre cabinet à deux pas de son domicile et lui propose bientôt de rejoindre l’équipe, elle décide d’accepter et de reprendre son activité professionnelle. Se pose alors la question de la garde des enfants. Ces événements se déroulant en plein hiver, l’idée d’une place en crèche n’est même pas envisageable. Le couple n’a d’autre choix que de chercher une nourrice, même si, fait remarquer Paul, le salaire de cette dernière sera équivalent à celui de Myriam au départ et qu’il n’y aura aucun bénéfice financier à ce nouveau mode de vie. Après un casting des plus drastiques, Louise, la petite cinquantaine, est engagée. Très vite, elle est adorée des enfants et “fait partie de la famille”. En plus de s’occuper de Mila et Adam, Louise range la maison, s’occupe du ménage, des courses, coud, cuisine comme un cordon bleu… C’est la nounou et la fée du logis idéale dont les Massé ne peuvent bientôt plus se passer – et réciproquement –, à tel point qu’ils l’emmènent même, l’été, en vacances en Grèce avec eux. Cependant, sous ses airs de Mary Poppins, Louise n’est peut-être pas aussi lisse qu’on pourrait le croire…

Cette histoire à vous glacer les sangs est tirée d’une histoire vraie : celle de la famille Krim. Leïla Slimani l’a découverte dans les journaux et s’en est inspirée pour son roman. À New York, le 25 octobre 2012 dans l’après-midi, Marina Krim, maman de trois enfants, rentre chez elle avec sa plus jeune fille et découvre, dans son appartement de l’Upper West Side plongé dans le noir, ses deux autres enfants poignardés. La nounou, elle, s’est égorgée, mais n’est pas décédée.

A travers la description minutieuse et fascinante du jeune couple de bobos parisiens et de la nourrice, Leïla Slimani nous parle de nous, de notre époque, de notre conception de l’amour, de la maternité, de l’éducation, des rapports de patrons à employée, des préjugés de classe et de culture… Ce livre, écrit dans un style concis et limpide, au suspense insoutenable, nous force à réfléchir avant tout sur nous-mêmes et nos rapports aux autres, à reconsidérer nos valeurs. Et si ce piège de la dépendance mutuelle, qui va se refermer sur les protagonistes et les conduire à la tragédie finale, n’était pas avant tout le fait de notre société ? Car comment aujourd’hui concilier avec panache maternité et carrière professionnelle ? Être à la fois femme, épouse, mère et également une professionnelle accomplie ? Ne pas culpabiliser – vis-à-vis de sa famille ou de son employeur ­ – et maintenir un équilibre parfait qui rendrait tout le monde heureux et satisfait? Des questions que de nombreuses femmes se posent… Un exercice d’équilibriste pas toujours évident…

Leïla Slimani © Catherine Hélie/Editions Gallimard

Ce très beau livre de Leïla Slimani parlera à plus d’une femme, nous n’en doutons pas. Et aux hommes aussi. Peut-être. C’est aussi un livre à offrir à votre mère ou votre belle-mère si vous êtes à court d’arguments pour faire garder votre progéniture. Noël n’est encore pas si loin, il n’est donc pas trop tard.

Isabelle Fauvel

 

NB: Certains romans couronnés par le Goncourt peuvent s’avérer décevants (“Trois Femmes puissantes” de Marie Ndiaye (2009) ou “Le sermon sur la chute de Rome” de Jérôme Ferrari (2012), par exemple) et d’autres totalement enthousiasmants (“Ingrid Caven” de Jean-Jacques Schuhl (2000), “Rouge Brésil” de Jean-Christophe Rufin (2001) ou encore “Au revoir là-haut” de Pierre Lemaitre (2013)). Mais ceci est une affaire de goût…. D’autres, tels “A l’ombre des jeunes filles en fleurs” de Marcel Proust (1919), “Le roi des Aulnes” de Michel Tournier (1970) ou “L’amant” de Marguerite Duras (1984), sont même depuis devenus des classiques…

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Livres. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

7 réponses à Famille, je vous aime

  1. Dans le genre… il y aussi « l’Adversaire », d’Emmanuel Carrère, que Nicole Garcia avait porté au cinéma…

  2. philippe person dit :

    Je n’ai pas lu – et ne lirai pas – le roman de Mlle Slimani. Je boycotte cette « littérature » qui vit du fait-divers comme une vulgaire émission d’enquête criminelle…
    Tout y passe et y passera, des bébés congelés au gang des barbares, de Charles Manson au Norvégien supertueur, du petit Grégory au docteur Godard…
    Trop c’est trop…
    Un romancier, c’est quelqu’un qui raconte son époque même s’il parle de Martiens ou d’Assyriens. Pas quelqu’un qui passe un an ou deux à retranscrire une histoire sordide et emblématique de rien, sauf du peu de scrupules moraux d’un auteur qui se sert quand même du malheur des autres pour faire bouillir sa marmite…
    Je vous rappelle que le premier Goncourt a été attribué à Léon Frapié, auteur de la Maternelle, roman qui racontait la première année comme institutrice dans un quartier pauvre d’une fille de bonne famille qui voulait s’affirmer en aidant les pauvres à sortir de leur pauvreté par l’éducation…
    Évidemment, c’était un roman cucul social nourri de bonnes intentions louables… Mais Mlle Slimani serait-elle capable de l’écrire aujourd’hui ? Aurait-elle seulement l’idée d’écrire quelque chose de positif ou pire de progressiste ?

    • Je suis étonnée par ce procès d’intention. Un romancier c’est aussi quelqu’un qui écrit et qui peut nous faire chavirer juste par la beauté de son style, sans que l’histoire, vraie ou fictionnelle, prédomine. A relire un classique « De sang froid » de Truman Capote

  3. philippe person dit :

    Justement ! Truman Capote faisait autre chose que nos petits poulains des grandes maisons d’édition qui se répartissent les affaires judiciaires… Il n’était pas comme eux au niveau du constat – néant de la littérature. De sang froid est d’abord une enquête, puis un travail métaphysique sur ce qu’est la violence, la justice des hommes, la mort, la vie, etc… Tant qu’on y est, pourquoi ne pas comparer cette « Vague littéraire homicide » à Crime et Châtiment ?
    Je pense que ce que je dénonce est important et qu’il faut s’interroger sur ce que veut dire une littérature qui ne s’est plus que traiter du crime ou écrire des petites biographies romancées (type « Barbara Loden » ou « Ravel »)

    • Mpsd dit :

      Philippe Person, je suis tout à fait d’accord avec vous. Il se trouve que j’ai lu par hasard « chanson douce », intriguée par un article du Monde, courant octobre. Ce livre m’a mise très mal à l’aise, et au fond je l’ai trouvé malsain. Quelle ne fut pas ma surprise à l’annonce du prix Goncourt ! Etant de ceux qui continuent naïvement à croire que ce prix récompense une écriture, force est de constater que d’écriture et de littérature il n’est pas question dans « chanson douce » et que certains prix littéraires sont faits pour autre chose.
      Soyons cynique jusqu’au bout : il faut bien que les éditeurs assurent leur chiffre d’affaire avec des produits bien calibrés pour continuer à éditer des textes d’écrivains non rentables.

      • Ravel d’Echenoz? Bon exemple de ce que j’écrivais précédemment. C’est un écrivain dont j’adore le style et finalement le contenu m’importe moins.
        Pour revenir au prix Goncourt, que je n’ai pas lu, ce qui m’étonne c’est le refus de le lire! Même si à mes yeux prix Goncourt n’est pas gage de qualité ni d’intérêt.

  4. C. Breton dit :

    Merci d’avoir réussi le difficile exercice d’écriture autour de ce livre si singulier.
    L. Slimani aurait effectivement pu tomber dans la vulgarisation d’un fait divers prêt à faire vendre au plus voyeur. L’écueil est évité avec finesse, et c’est surement cette reconnaissance qui lui a été attribuée il y a quelques mois de cela.
    Vous réussissez également là où retranscrire l’âme de son écriture devient gageure, et ne peut se faire que prenant acte d’un écho qui nous est à tous si familier : celui d’un ancrage social où le regard se détourne si vite.

Les commentaires sont fermés.